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reconnaissait comme appartenant à cette dernière les pays situés sur la rive gauche de l’Amour, — plus, sur la rive droite, les territoires allant de la côte maritime à l’Oussouri, l’un des principaux affluens du fleuve. Cette heureuse issue des négociations de Putiatine était le fruit d’une sagace et habile appréciation des circonstances ; mais ce qui est plus étrange, c’est qu’au même instant le général Mouraviev, appuyé d’une force armée considérable, engageait sur le Haut-Amour des pourparlers différens avec d’autres ambassadeurs chinois, signait à deux semaines de distance un traité à part qui s’est appelé le traité d’Aïgoun, et obtenait pour la Russie non-seulement d’autres possessions dans cette partie du Céleste-Empire, mais encore le droit de navigation sur tous les affluens de la rive droite de l’Amour. Ces deux conventions d’ailleurs ont été fondues en un seul traité, ratifié à Saint-Pétersbourg le 10 septembre 1858, et à Pékin le 24 août 1859. Outre les immenses acquisitions qu’elle venait de s’attribuer d’un trait de plume, la Russie entrait de plus en possession de la partie chinoise de l’île de Sakhaline, longue et large langue de terre voisine du Japon. Elle s’assurait la jouissance de tous les avantages commerciaux, de tous les privilèges que la Chine accordait ou qu’elle pourrait accorder dans l’avenir aux barbares d’Occident. Enfin, d’après une clause réservée du traité, une commission spéciale devait s’occuper de la démarcation définitive des frontières des deux empires, et c’est dans cette clause, on va le voir, que le général Ignatief, successeur de l’amiral Putiatine, allait trouver bientôt un point de départ pour un nouveau triomphe de la politique russe, marchant encore une fois pour ainsi dire à l’abri des armées alliées, recueillant, elle aussi, et plus effectivement peut-être, sa part des victoires de Takou et de Pékin.

Le jour même où ils entrèrent à Pékin, les alliés se trouvèrent en quelque sorte arrêtés par l’immensité de leur succès. L’empereur de Chine et ses ministres avaient perdu complètement la tête et n’avaient songé qu’à prendre la fuite. Les ambassadeurs de France et d’Angleterre ne voyaient par conséquent personne avec qui nouer des négociations qui pourtant étaient dans leurs vœux. Ils devaient dès lors s’estimer heureux de rencontrer le diplomate russe, qui venait leur offrir ses bons offices et se prêtait à servir d’intermédiaire. En se mettant ainsi entre les belligérans et en facilitant la conclusion d’une paix désirée par les vainqueurs autant que par les vaincus, le général Ignatief ne pouvait manquer de chercher à tirer avantage d’une position si favorable. Il n’y manqua pas en effet, et la Russie gagna plus que si elle avait combattu. Le général Ignatief, pour prix de ses bons offices, obtint du