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depuis, n’était pas des plus grands. Le chef des forces russes, l’amiral Putiatine, n’avait pas les velléités belliqueuses qu’on lui supposait ; les quelques navires qu’il commandait et dont il allait être bientôt séparé par un naufrage, ces navires en assez mauvais état, quoique réparés plusieurs fois dans les arsenaux britanniques, étaient moins pressés de combattre que de chercher asile dans un port neutre ou sous la protection des forts de Petropavlovsk ; mais l’émotion qui s’était produite si bruyamment en Angleterre, et qui passa vite comme toutes les paniques, ne resta pas inaperçue de la Russie ; elle devint un trait de lumière pour le cabinet de Saint-Pétersbourg en lui révélant les points vulnérables de ses adversaires, et c’est ce qui le mit sur la voie de deux mesures destinées à se compléter, deux mesures hardies et qu’on était loin de soupçonner alors. La Russie conçut aussitôt la pensée d’équiper en toute hâte une escadre de corsaires, et c’est à partir de ce jour qu’elle résolut d’étendre ses possessions dans la direction de l’Océan-Pacifique, de s’établir sur le littoral d’une manière permanente, afin de se ménager comme une embrasure toujours ouverte sur ces mers sillonnées de milliers de bâtimens.

L’idée commençait à prendre corps dès le mois de mai 1854. On mit aussitôt en mouvement les chantiers d’Archangel, et on décida qu’il fallait avoir à tout prix pour le printemps de 1856 les premiers navires russes appropriés exclusivement au service de la course. Ce devaient être des sea-dispatch-boats à hélice, fins voiliers, chacun armé d’un canon à pivot et de deux caronades. Au terme fixé, ces bâtimens étaient en effet construits, et quelques-uns ont pu être vus depuis dans les ports anglais. Il ne manquait que le signal d’entrée en campagne. Par cette mesure préparée dans le mystère, exécutée à l’improviste, au moment où l’on ne s’occupait plus guère des flottes du tsar, qu’on croyait bloquées ou détruites, la Russie pouvait, il faut l’avouer, jeter momentanément un grand trouble dans le commerce de ces mers lointaines. La suspension des hostilités au commencement de 1856 d’abord, le traité de Paris ensuite, vinrent réduire à l’inaction cette force qui n’avait pas eu le temps de se montrer, et dont nul alors ne soupçonnait l’existence. Le cabinet russe en était pour ses frais d’armement ; seulement, une fois la paix conclue avec les puissances occidentales, il restait de cette tentative une pensée à laquelle tous ces incidens communiquaient plus d’intensité, plus de précision, et qui dépassait de beaucoup dans sa portée quelques essais d’expéditions de corsaires.

À ce moment en effet, c’est-à-dire pendant ces deux années de lutte avec l’Europe, la Russie venait d’envahir les territoires du Bas-Amour. Elle avait envahi ces territoires tout simplement, sans