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son action que lorsqu’elle aura atteint son entier développement. Elle est en effet dans la nature même des choses et inhérente à la position territoriale de la Russie, c’est-à-dire au principe qui régit les conditions de son existence politique, commerciale et militaire dans le monde.

Son avènement dans le concert des grands états de l’Europe ne date pas seulement, comme on le croit d’ordinaire. du règne de Pierre le Grand, mais de l’époque où les grands-ducs de Moscou, vainqueurs des Mongols, eurent rangé sous leurs lois tous les princes apanages et jeté ainsi les fondemens de sa grandeur future. Auparavant la Russie, perdue dans le fond des régions les plus reculées du nord, était reléguée dans le domaine de la géographie légendaire ; elle apparaissait de loin comme une puissance presque asiatique, tout à fait barbare, placée sur le même niveau que le royaume du Grand-Mogol ou du Prêtre-Jean. Cet état d’isolement tenait à sa situation méditerranée, à l’impossibilité de s’ouvrir des relations à l’extérieur. Les grands cours d’eau qui prennent naissance dans la portion du territoire où elle était alors enclavée traversaient, avant de s’épancher dans la mer, des contrées qui relevaient de maîtres étrangers, et, comme le dit l’auteur des Études sur l’avenir de la Russie, ce grand corps, resserré dans des limites étroites qui gênaient sa respiration, devait se déployer sous peine d’étouffer, conquérir l’embouchure des fleuves qui l’arrosent ou périr[1]. Les plus considérables de ces fleuves, le Dnieper, le Don et le Volga, le dernier surtout, magnifique artère fluviale qui, par son cours direct ou ses nombreux, affluens, pénètre jusqu’au cœur même de la Russie, ont pour récipiens la Mer-Noire ou la Caspienne. C’est donc par un entraînement qui est l’effet d’une loi géographique et historique que cette fraction de la grande famille slave qui au IXe siècle reconnut Rurik pour chef entreprit sous le règne d’Igor, successeur de ce prince, sa première expédition dans les pays où le Dnieper débouche dans la Mer-Noire. C’est par ce fleuve que descendaient les flotilles russes qui allaient écumer cette mer et porter la désolation et l’effroi sur les côtes de l’empire grec jusque sous les murs de sa grande capitale (Tsar-Grad, Byzance).

Une fois ramenée à l’unité de gouvernement par l’ascendant que prirent les grands-ducs de Moscou, la Russie put porter ses armes au dehors, et c’est vers l’Orient qu’elle les dirigea d’abord, s’avançant chaque jour dans ce champ où rien n’arrêtait son ambition. Chaque règne a été marqué par un agrandissement, depuis

  1. Schédo-Ferroti, Ve étude, le Militaire, Leipzig, 1860, p. 3 et 4.