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J’ai indiqué, au début de ce travail, les causes patentes ou secrètes qui ont armé la Russie contre les tribus tcherkesses, l’objet et l’importance d’une entreprise dont le succès a été si chèrement acheté. J’ai montré comment des complications extérieures survenues depuis une trentaine d’années ont rendu fatalement inévitables les dures conditions imposées aux vaincus. Je voudrais, en finissant, compléter cette démonstration par quelques aperçus sur les convenances géographiques et les vues politiques qui dans cette guerre ont dirigé la Russie, sur les conséquences probables que l’acquisition du Caucase peut avoir pour les destinées futures de l’Europe. Pour s’en former une idée, il suffit de jeter un coup d’œil sur une carte de la Mer-Noire. La moitié du contour de ce bassin, la partie septentrionale, depuis les embouchures du Danube, était déjà en la possession de la Russie antérieurement au traité d’Andrinople. Par ce traité, cette immense étendue de côtes a été prolongée sur tout le littoral tcherkesse, et de ce côté la ligne des frontières pénètre maintenant jusqu’au centre de la Turquie asiatique ; la Bessarabie d’une part et Poti de l’autre, à l’angle sud-est de la Mer-Noire, sont les anneaux extrêmes de cette chaîne qui enserre l’empire ottoman. Si l’on consulte dans l’atlas historique de Spruner une autre carte non moins curieuse, celle de l’empire russe, où est marquée la date de ses agrandissemens successifs dans les pays riverains de la Mer-Noire, on sera surpris du peu de temps qu’il a fallu pour créer ce formidable réseau[1]. La guerre de Crimée et le traité de Paris n’ont eu d’autre but, on le sait, que de détruire la domination russe dans cette mer ; Sébastopol a été emporté au prix des plus héroïques, des plus dispendieux efforts ; les remparts construits par la main de l’homme sont tombés, mais une autre forteresse, ouvrage indestructible de la nature et inexpugnable, le Caucase, s’élève menaçante au-dessus des flots de la Mer-Noire, et le Caucase appartient aujourd’hui d’un bout à l’autre à la Russie !

L’Europe, disait dernièrement le représentant de l’une des puissances occidentales à Constantinople, l’Europe pourra-t-elle voir avec indifférence comment la Mer-Noire devient géographiquement un lac russe ? Cette tendance à s’étendre au dehors date de l’origine de la monarchie des tsars, elle s’est manifestée par d’énergiques efforts à différentes époques de l’histoire russe, par d’incessantes invasions sur les terres de l’empire byzantin que baignent le Dnieper et le Don, ou voisines du Caucase, et elle ne cessera de produire

  1. Historisch-geographischer Hand-atlas, IIe Abtheilung, karte 48 : Azof, 1774 ; — Crimée, 1783 ; — Oczakof, 1788 ; — Odessa, 1792 ; — Bessarabie, 1812 ; — Abkhazie et Mingrélie, 1826-1829 ; — littoral de la Circassie, 1864.