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cette vue s’empare soudain de mon être ! Je sens la jeune et sainte volupté de la vie qui se rallume et ruisselle dans mes nerfs et dans mes veines… Suis-je donc un dieu ? Pour moi tout s’éclaircit… La nature créatrice se révèle à mon âme… Comme tout s’agite pour l’œuvre universelle ! comme une chose opère et vit dans l’autre, comme les puissances célestes montent et descendent, et se passent de main en main les seaux d’or, s’élancent du ciel sur la terre avec leurs ailes d’où la bénédiction s’exhale, et font retentir de sons harmonieux tout l’univers ! » Jamais l’œuvre de la nature n’a été célébrée dans une plus belle poésie humaine. Faust, dans son mystique essor, rejoint à travers deux siècles Spinoza, et traduit en strophes splendides les théorèmes abstraits qui raviront un jour la raison de Goethe ; mais l’heure n’est pas venue de pénétrer le grand mystère. « Quel spectacle ! s’écrie Faust : hélas ! ce n’est qu’un spectacle. Où te saisir, nature infinie ? Et vous, mamelles, sources de toute vie, auxquelles sont suspendus le ciel et la terre, vers qui se presse la poitrine flétrie,… vous ruisselez, vous abreuvez, et je languis en vain !… »

Et lorsque, cédant à son ardente évocation, l’esprit de la terre, apparaît devant lui en spectre de flammes, écoutez comme cet esprit, qui n’a rien de commun avec Méphistophélès et qui n’est rien moins que l’ouvrier divin de la nature, définit son œuvre : « Dans les flots de la vie, dans l’orage de l’action, je monte et je descends, je vais et je viens ; naissance et mort, une mer éternelle, un labeur changeant, une vie ardente ! Ainsi je travaille sur le bruyant métier du temps, et je tisse la robe vivante de la Divinité. » Qui ne saisirait sous ces belles images, heurtées, pressées, la véritable pensée du poète ? « Naissance et mort, une mer éternelle, un labeur toujours changeant, une vie ardente, » voilà bien le spectacle de l’activité universelle et des transformations sans trêve de l’éternelle substance. « Cette robe vivante de la Divinité, tissée sur le bruyant métier du temps, » n’est-ce pas le voile brillant des phénomènes sous lequel se cache l’être immuable dans son austère et inaccessible majesté ? N’est-ce pas le monde, avec ses formes et ses couleurs, révélation de l’idée pure, sans couleurs et sans formes, qui en détermine souverainement toutes les évolutions et déploie à travers ses harmonies réglées la loi de son essence, la divine fatalité ? Faust croit toucher enfin à la clé de la vraie science : « Toi qui circules autour du vaste monde, laborieux esprit, combien je me sens, près de toi ! » Mais l’esprit ne juge pas que Faust soit suffisamment initié ; il le repousse avec dédain. « Tu es l’égal de l’esprit que tu comprends ; tu n’es pas le mien ! » répond-il au présomptueux, et il disparaît. Faust retombe en proie au désespoir, Il s’est approché, si près de la véritée libératrice, et le voilà plus pauvre, plus