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résistances aussi obstinées, aussi subtiles que l’attaque elle-même. Les antinomies de Kant n’ont jamais réduit au désespoir la raison humaine ; mais il n’est pas d’esprit ou de cœur si bien trempé que ne puisse atteindre la pointe aiguë de l’ironie, et qui ne sente du même coup un froid mortel l’envahir, flétrir la fleur la plus délicate de ses idées ou de ses espérances, sécher la racine de ses amours, quand la raillerie satanique a trouvé le défaut de l’armure et la secrète issue d’une âme.

C’est avec un art supérieur que Méphistophélès manie cette arme légère et fatale. Il déploie dans cet exercice je ne sais quelle grâce perfide qui éblouit, et quand on a senti l’atteinte funeste, il est trop tard. Le cœur qu’il a touché pourra maudire son mal, il n’en guérira pas. Comme il gouverne Faust sans jamais tenter d’enlever de vive force sa volonté rebelle ! Comme, pour le faire obéir, il lui fait sentir à chaque instant, en riant, la pointe de son glaive d’or ! Comme il soumet habilement les dernières révoltes de sa raison et de sa volonté par la peur du ridicule ! Faust est une intelligence puissante, il est d’un ordre supérieur ; mais est-ce donc la première fois que le génie même tremble devant l’esprit, surtout devant cet esprit qui excelle à détruire et qui joue ce jeu terrible de montrer l’envers des choses divines et humaines, le mal et la laideur dans la création, le côté grotesque ou trivial de tout grand homme, le pédantisme dans la science, l’hypocrisie des grands mots, la fausseté des grands scrupules, la fragilité dans tout amour, la faiblesse dans toute vertu, la malice et la corruption secrète si aisément éveillées dans l’innocence même, pourvu qu’on mette à cette œuvre des précautions délicates et quelque soin ! La vertu n’est qu’une affaire de temps : il faut pour en venir à bout plus de patience et de savoir-faire, voilà tout. On sait cela dans le monde, et le pauvre grand homme, qui n’a vécu que dans les universités, rougit des résistances de sa nature bourgeoise. Comment ne pas céder aux prestiges de ces belles manières, de cette gaîté froide, de ce cynisme élégant d’un diable qui assurément a vécu à la cour ? La magie la plus dangereuse du vice a toujours été de rendre la vertu ridicule. « Lorsque Faust fuit au désert, lorsque dans la solitude des bois il essaie de s’enivrer des charmes austères de la nature et d’oublier ceux qui ont failli le perdre, avec quelle adresse Méphistophélès le ramène à des images plus riantes, d’abord suaves et pures, puis bientôt à des désirs passionnés et brûlans, enfin à une sorte de fureur physique qu’il excite et gouverne à son gré ! La gradation est admirable, et le dernier trait magnifique d’insolence.


« FAUST. — Fuis, entremetteur !

« MEPHISTOPHELES. — Bien ! vous me faites rire avec vos injures. Le Dieu