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croient en sûreté à cinq lieues des armées ennemies, comme le marin sur sa planche fragile, ou le danseur de corde sur son câble au milieu du Niagara.

Mais jetons un coup d’œil sur la foule qui goutte à goutte a suinté du dehors et remplit maintenant la maison. On ne saurait voir plus triste assemblage. Là-bas, couché sur un banc, un malade de la dyssenterie, plus semblable à un mort qu’à un vivant, dont les yeux pourtant tournent encore quand il ne peut plus lever la tête, et qui tout à l’heure va trébucher entre ses deux guides, n’ayant même plus la force de se soutenir sur leurs épaules avec ses bras étendus ; ici des amputés que les passans coudoient et qui se garantissent avec peine des chocs douloureux sur leurs moignons malades. Ils n’ont pas encore appris l’usage de leurs béquilles et s’en vont mal assurés, à petits pas, sans vouloir pourtant recevoir d’assistance. Au dehors, une foule de peuple, quelque cinq ou six cents personnes prennent en patience le froid et la neige. Des officiers font des quêtes pour les malades et les besoigneux. Cependant on a fait silence dans l’autre chambre. Nos hommes, l’un après l’autre, se sont couchés par terre, le long des murailles, et, le whiskey aidant, ils dorment de ce profond et facile sommeil du soldat que ne réveille ni le clairon ni le tambour. Quelques-uns rêvent les yeux ouverts, une pipe ou un cigare entre les dents ; d’autres ont fait cercle au milieu de la salle, et, accroupis près du poêle, jouent joyeusement aux cartes. Au fond, Singleton et mon patron le général sont assis sur les seules chaises de l’appartement, en conversation intermittente et alanguie. On parle de Richmond, et Singleton donne de curieux détails sur la vie qu’on mène dans la capitale confédérée. Nulle part, dit-il, les subsistances ne sont à plus bas prix contre de l’or. Le bon marché relatif que je remarque aux États-Unis, et qui vient de la crise monétaire causée par le régime du papier-monnaie, est encore plus grand chez les rebelles. En revanche, la cherté porte sur les vêtemens, les étoffes, et en général tous les objets manufacturés, toutes les marchandises d’importation étrangère. Cherté et bon marché procèdent de la même cause, qui fait surabonder la matière première inutile, et sont, comme aux États-Unis, le signe de la même gêne, on peut dire ici de la même détresse. Tandis que le coton, la térébenthine, le tabac, s’accumulent sur les plantations ou dans les magasins, et que l’agriculture, frustrée de ses profits ordinaires, ne sème plus que du maïs, des pommes de terre et du blé, les produits des manufactures d’Europe s’encombrent à l’île anglaise de Nassau, sans obtenir passage aux états du sud. L’or cependant oscille entre quarante et soixante contre un, et le plus haut prix des