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l’armée américaine est dans ces énergiques bataillons de l’ouest, composés de robustes fils de fermiers aguerris d’avance par les fatigues d’une vie rude et militante, — dans cette jeunesse généreuse des états de l’est, qui d’un élan de patriotisme unanime a laissé le comptoir, l’usine, les bancs de l’école, le cabinet de l’avocat, le pulpit même du ministre, toutes les espérances et toutes les promesses de la vie, pour aller mourir obscurément sur de lointains champs de bataille. En une seule année, 400 jeunes gens, élèves de l’université de Cambridge et appartenant aux meilleures familles du pays, se sont engagés simples soldats dans l’armée. La seule classe des instituteurs, qui est influente et éclairée, a peut-être fourni 100,000 hommes aux armées fédérales. La conscription n’a pas ralenti ce mouvement patriotique : elle a excité au contraire la générosité des citoyens, et donné une impulsion nouvelle à ces prodigieuses souscriptions volontaires qui se font dans chaque ville, dans chaque paroisse, à chaque appel nouveau du président, pour engager des hommes, exonérer ou remplacer les citoyens tombés au sort. On calcule qu’en définitive, sur presque 3 millions de soldats qui ont été levés pendant la guerre[1], la conscription n’en a pas fourni 35,000. — Cet immense effort d’une nation libre est dû peut-être au caractère d’une race énergique, intrépide et persévérante : mettez à la place des Américains les Chinois, les Mexicains ou les Russes, et sans doute, à moins d’un pouvoir absolu qui leur imposât à coups de bâton la discipline, ils se seraient fatigués de tant de sacrifices et de revers. Il en faut, pour une grande part, attribuer l’honneur à la puissance de la liberté. Croyez-vous que le peuple américain lui-même eût donné ce grand exemple au monde, s’il eût été déshabitué de l’initiative et de la vertu civique par la tutelle d’une administration centralisée et d’une grande armée permanente ? La démocratie une fois de plus a prouvé sa force, elle l’avait déjà prouvée alors qu’au milieu de notre révolution elle tenait tête à l’Europe et jetait à la frontière quatorze armées de conscrits qui valaient des vétérans ; mais au lendemain de ce triomphe elle tombait épuisée dans les bras du pouvoir absolu. Il lui reste à montrer sa sagesse, sa persévérance et sa vertu : c’est

  1. Les comptes officiels et authentiques du ministre de la guerre donnent un total de 2,759,049 hommes appelés sous les drapeaux par le président du 15 avril 1861 au 14 avril 1865. Il en a été levé seulement 2,656,553, qui ont servi dans l’armée ou dans la marine. Les premiers engagemens n’étaient que de trois mois : ils furent étendus successivement de trois à six et neuf mois, puis à un, deux et trois ans ; ce dernier terme fut définitif. Les chiffres que j’ai cités ne comprennent pas les milices mobilisées dans l’été de 1863, qui ne servirent que pendant quelques semaines, et qui s’élevaient à plus de 120,000 hommes.