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recrutement légal, car une organisation permanente ne peut s’établir sans règles. On ne peut employer indéfiniment l’expédient des primes et des mercenaires. Dans un pays comme l’Amérique, où chacun trouve aisément un emploi, les bounties, même les plus hautes, ne rempliraient pas en temps de paix une armée de 100,000 hommes. Faudrait-il donc recourir à ces drafts irréguliers et discrétionnaires qui frappent le peuple au hasard, et ne produisent jamais ce qu’on en veut obtenir ? A supposer même que l’achat des mercenaires pût remplir les rangs de l’armée, continuera-t-on ces pratiques odieuses d’embauchage et de contrainte qui sans doute sont excusables en temps de nécessité pressante, mais qui déshonoreraient à la longue le gouvernement des États-Unis ? Doit-on voir les recruteurs rôder en permanence dans les ports de mer, débauchant les matelots étrangers, les menant au cabaret ou chez les filles publiques, et leur faisant boire des drogues empoisonnées qui les mettent en cinq minutes à leur merci ? Doit-on importer d’Irlande, d’Allemagne, du Canada, des troupeaux de bétail militaire, et répéter sur les blancs la traite dont on a racheté les noirs ? Je sais que plusieurs états, celui de Massachusetts en tête, ne se sont pas fait scrupule d’un pareil commerce, et qu’il y a sous les côtes de la Nouvelle-Angleterre une petite île où des hommes enrôlés en Europe comme ouvriers sont détenus et menacés jusqu’à ce que, de guerre lasse, ils consentent à se faire soldats ; mais ces infamies ne peuvent devenir un système. On ne pourra non plus, après la guerre, escroquer aux soldats la moitié de leur prime sous prétexte de la leur remettre à l’expiration de leur engagement, dépôt que la mort du créancier dispense souvent de rembourser. Les enjôleurs ne pourront plus, sitôt que l’attention du pays et du congrès se portera sur ces matières, empocher les 100 dollars de gratification qu’on leur alloue par tête d’homme engagé, et rejeter sur l’état la responsabilité de leurs guet-apens ou de leurs mensonges. Le jour de la justice doit venir au lendemain de la paix, car le peuple maître de lui-même qui encouragerait ces pratiques honteuses mériterait d’être mis au ban de la civilisation et de l’humanité. Il faudra, si, comme on l’annonce, l’armée est maintenue à plus de 100,000 hommes, que le congrès vote une loi de recrutement régulière et irréprochable, et qu’il ne reste du moins aucune trace d’injustice dans ce terrible et désormais inévitable impôt du sang[1].

Le système mercenaire ne fait pas d’ailleurs une armée solide : il

  1. Les réductions de l’effectif ont été plus grandes et plus faciles encore que n’osaient l’espérer les Américains. Aujourd’hui l’armée volontaire a diminué de 800,000 hommes, et le président Johnson veut prochainement réduire à 50,000 hommes toutes les forces militaires du gouvernement des États-Unis, en disposant les cadres de façon à pouvoir les porter d’un jour à l’autre à 82,600 hommes. Cette réduction pourra s’accomplir le jour où la police des états du sud sera rendue aux milices locales.