Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/607

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pesaient mille quintaux, et mes doigts engourdis se refusaient obstinément dans l’épaisse obscurité de la nuit à distinguer les cordons de la bride de ceux du bridon. Grâce à la sûreté merveilleuse de ces chevaux aguerris, j’arrivai pourtant à la maison sans encombre, et me mis gravement à déchiffrer au coin du feu un journal dont les lettres dansaient la sarabande en dépit de mes efforts pour lire posément.

Trois longues journées se sont écoulées sans que j’aie eu le courage d’écrire. C’est que rien n’est moins naturel au camp que d’exercer sa pensée. Le plein air si âpre et si accablant dans cette froide saison de l’année, le feu de souches auprès duquel on s’accroupit et qu’on entretient en grelottant, le continuel chorus des fifres et des tambours, les nuits blanches qu’on passe à se pelotonner sous un monceau de couvertures, les veilles marquées par les tambours, les clairons et le bruyant passage des escouades qui vont aux avant-postes, jusqu’au pas lent et mesuré de la sentinelle qui monte la garde silencieusement à la porte du quartier-général, jusqu’au vent qui frappe les toiles de la tente et chante dans les grands pins, toutes les influences physiques et morales me poussent à l’inaction, au silence, à l’engourdissement et à l’ennui. Je ne m’étonne pas que les soldats aiment la bataille ; ils y goûtent le plaisir de l’action après l’existence routinière et monotone des quartiers d’hiver. Point de nouvelles, point d’idées, point de livres et surtout point l’envie d’en lire ; le whiskey, le tabac, les longues matinées de sommeil et les longs soirs sous la tente, parfois la revue et la parade ; enfin, de semaine en semaine, deux heures à passer aux pickets avec une couverture sur l’épaule et une carabine au bras, en observation à cent pas des rebelles : il n’y a pas là, même avec la perspective de la gloire et la chance de se faire casser la tête, de quoi enflammer l’imagination d’un homme accoutumé aux douceurs de la vie civile. J’ai vu un major-général crier l’oisiveté et l’ennui, mendier des journaux et des livres, réduit, pour tuer le temps, à monter à cheval pour faire à ses voisins des visites sans objet. Seul mon hôte conserve toute l’activité, tout le brillant de son esprit aimable : il sait dans cet air glacial tenir allumée l’étincelle de l’intelligence et de la bonne humeur.


28 janvier.

Je viens de passer avec le général la revue des ambulances et trains de la division. C’est dans ces détails d’organisation matérielle qu’est la grande et ordinaire faiblesse des armées provisoires. Les-Américains s’en sont aperçus au début de la guerre, quand ils lançaient au hasard leurs bataillons à peine formés dans un pays hostile ou sans ressources. Ils ont profité des leçons de l’expérience,