pour l’exciter. Tout à coup l’enfant s’arrête, l’air tout bouleversé, les yeux gonflés, et de grosses larmes lui roulent sur les joues. La mèche du fouet l’avait touché, effleuré à peine ; mais c’était le fouet, cela rappelait l’esclavage et l’humiliation. Quelques-uns des spectateurs le plaignaient à voix basse, mais n’osaient prendre publiquement sa défense ; les autres partent d’un éclat de rire. Lentement il se console, il essuie ses larmes, et recommence docilement à danser au son d’un banjo qu’on apporte. Le banjo est un instrument d’origine africaine et d’harmonie aussi singulière que sa forme. C’est une guitare à quatre cordes, dont la caisse est remplacée par un petit tambourin. Le retentissement des cordes frappées dans cette boîte de peau d’âne a quelque chose de sauvage et d’âpre qui participe à la fois de la guitare et du tambour. L’air qu’on jouait était simple, plus que simple, consistant en une mélopée de deux mesures indéfiniment répétée, et pourtant il n’en fallait pas plus à cette race musicale par nature pour se pénétrer d’une sorte d’extase voluptueuse. La porte s’ouvrait, une tête noire s’avançait timidement, et, encouragée par les éclats de rire, entrait décidément dans la tente. Un soldat pinçait le banjo. Un nègre armé de castagnettes s’abandonnait aux torrens de l’harmonie. Les yeux fermés, la tête penchée en arrière, le corps ondoyant, il battait une cadence claire, rapide, variée, entraînante, avec des mouvemens agiles et languissans tels que n’en trouvera jamais nulle gitana d’Espagne ou nulle danseuse d’opéra. Chose étrange, il y avait je ne sais quoi d’enivrant et d’harmonieux, dans les claquemens de ces morceaux de bois. Les bras, mobiles, ondoyans, fuyans comme des couleuvres, avaient une grâce morbide et sensuelle que n’enseigneront jamais ni les Taglioni ni les Petitpa. En regardant cette figure noire et difforme, on songeait aux bayadères de l’Inde ou aux almées de l’Orient, ou bien on se figurait le soleil d’Afrique, la chaude et humide contrée de ses pères, et tout un peuple de formes noires nonchalantes s’animant avec frénésie au son d’une musique barbare. C’est le magnétisme de l’inspiration musicale, et ce pauvre être dégradé avait sa part d’inspiration et de génie. A chaque instant, l’émotion devenait plus forte, l’enthousiasme plus irrésistible, le roulement des castagnettes plus perçant, plus sonore, plus étincelant de fantaisie ; la tête se tordait à demi pâmée, les jambes s’agitaient avec un frémissement de bonheur ; enfin les voilà qui partent, et le musicien se met en danse avec les petits singes agiles qui au bruit de la musique avaient surgi de tous côtés. Ils dansèrent ainsi jusqu’à bout de forces, excités et encouragés par nos rires, après quoi on mit les pauvres diables à la porte, et les libations recommencèrent de plus belle. Quand je regagnai mon cheval, si rationnel que je fusse d’ailleurs, la terre oscillait sous mes pieds, qui
Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/606
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.