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alignées, faites de bois et de branchages, avec des cheminées de terre glaise surmontées d’un tonneau percé d’où s’échappe en rampant une fumée grêle, avec une tente de toile pour unique abri ; par places un quartier-général entouré de palissades, et une population de capotes bleues dispersée à travers tout cela, armée de pioches, de pelles, de haches ou de fusils : — voilà ce que c’est qu’un camp de cent mille hommes. Nul si pauvre village, nul hameau perdu, nulle chaumière vermoulue n’a l’air aussi misérable que cette immense ville de boue disséminée sur tout un pays, avec ses maisonnettes basses, rampantes, terreuses comme des taupinières, et quelquefois à demi noyées dans un marécage où clapotent ses tristes habitans. On se figure toujours un camp sous des couleurs pittoresques et poétiques, avec ses rangées de tentes blanches, ses bannières éclatantes, ses faisceaux d’armes, ses groupes animés auprès des feux de bivouac, et la nature fraîche et sauvage alentour. — Voici la guerre véritable, joignant aux horreurs du champ de bataille la misère, la laideur et l’ennui. « Le bivouac, me disait le général, est gai et pittoresque en été, quand on arrive en un lieu nouveau, et que les pavillons se dressent parmi la verdure, à l’ombre des grands pins de la forêt. » — Mais voilà ce que la guerre en peu de semaines fait d’un pays autrefois beau et fertile. Elle use hommes et choses en quelques heures, et les nations en quelques années. Je comprends qu’on s’accoutume et qu’on se plaise même dans l’ouragan de la bataille, mais la plus dure épreuve est de vivre ensuite au milieu des ruines.

Nous approchons déjà. Là-bas, cette maison blanche est dans les lignes ennemies ; je vois les huttes des confédérés, leurs tentes, leurs retranchemens sur l’autre versant de la vallée. Ces deux clochers lointains sont ceux de Petersburg. Combien l’année dernière la rumeur de la prise de Petersburg était follement prématurée ! On l’attaquait alors par le nord ; on s’efforce à présent de l’envelopper par le sud et de balayer les rebelles vers Richmond. — Voici la Boynton plank-road, une des rares voies de communication antérieures à la guerre et signalée depuis par bien, des combats. — Voici le chemin de fer de Petersburg, détruit déjà depuis l’été dernier. — A droite, à l’horizon, cette silhouette conique qui se dessine sur le ciel est l’observatoire élevé par le général Butler en face de son cariai de Dutch-Gap. Plus loin, nous franchissons le Weldon rail-road, détruit au mois de décembre ; à gauche s’étend la ligne sombre des forêts virginiennes. — Ce qui est plus curieux encore, ce sont des rebelles en chair et en os. Regardez-les vite tandis qu’ils courent sur la chaussée pour se dégeler en attendant qu’on les embarque. Sont-ce des prisonniers ? — Ce sont des déserteurs qui sans doute