Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/592

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous levons l’ancre, touchons à Point-Lookout, promontoire sablonneux de la baie de Chesapeake, à l’extrémité de la presqu’île du Maryland, où sont gardés 10,000 prisonniers rebelles, puis nous tournons à droite, le cap sur Fortress-Monroë. La côte noire et basse de la Virginie s’aligne à l’horizon ; on rencontre çà et là des gun-boats en croisière, des flottes de transport, espèces d’îles mouvantes que meut un petit bateau à vapeur placé au centre du bataillon serré. La côte s’éloigne, la mer grossit, nous tournons la pointe Comfort ; nous traversons l’embouchure de la rivière York, rendue fameuse par le long siège de Yorktown, et nous retrouvons les eaux calmes dans la rade de Fortress-Monroë, dont les rivages ne se signalent à la nuit noire que par les feux allumés de toutes parts. Encore une nuit de repos, et nous nous mettons en marche au point du jour.

Voici donc la rivière James ; à gauche Norfolk, le petit canton de la Virginie orientale rentré sous l’autorité du gouvernement national, et derrière — les immenses étendues de forêts marécageuses connues sous le nom lugubre de Dismal Swamp, terre maudite où maint voyageur égaré s’est effondré sans laisser de traces, et où le poète Longfellow fait chercher refuge parmi les broussailles et les reptiles des marécages à son vieil esclave fugitif ; — à droite, cette péninsule restée célèbre depuis la sanglante campagne de Mac Clellan, première et rude leçon de l’inexpérience américaine. La rivière elle-même est large comme un bras de mer, jaune et troublée, écaillée de glaçons flottans. Plus loin, elle se resserre et se laisse embrasser d’un coup d’œil dans le cadre harmonieux de ses rives. D’immenses forêts de pins, des éboulemens rougeâtres, quelques escarpemens de roches friables, des chênes défeuillés aux bras robustes mêlés à la verdure sombre des pins, des lignes grises de futaies régulières aux branches déployées en éventail, sans une feuille jaune ou brune pour festonner la grisaille nue des troncs et des branchages, et toujours un épais manteau de verdure déployé ; sur les collines, — voilà ce que nous montre un soleil d’hiver à la froide lumière, qui rappelle à peine les splendeurs de la saison chaude en ce pays de sauvagerie féconde et somptueuse. Le fleuve serpente dans la vallée, découvrant sur ses bords des terres cultivées, jadis, aujourd’hui livrées en friche aux inondations de l’hiver. Sur la plage même et plongeant dans les eaux du James s’élèvent des arbres étranges dont le tronc massif et noueux, suspendu sur une pyramide de racines, domine les eaux lors même qu’elles baignent et noient son piédestal bizarre. Ces géans bossus de la vallée semblent les piliers de grandes digues déracinées par le fleuve. L’été, quand ils se couvrent de feuilles, leurs touffes épaisses de verdure, sortant du sein des eaux, doivent former un archipel