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la forte et solide carrure du grand fermier de l’Indiana à barbe grise, entré à cinquante ans soldat dans l’armée, qui a conquis à la pointe de l’épée son épaulette de colonel ; l’aventurier canadien gouailleur, — l’artilleur allemand, flegmatique et lourd, gauche et gourmé sous sa grosse moustache blonde, avec son grand sabre sur les talons, — puis toute une foule de demi-soldats, d’uniformes dépareillés, de fournisseurs et de marchands en habit de ville. Comme partout on m’observe avec curiosité, en faisant mille suppositions ; déjà l’on commence à m’assaillir de questions. — Quel est ce général ? de quel corps, quelle division, quelle brigade ? Suis-je son aide-de-camp ? attaché à son état-major ? qui peut m’avoir mis en relations si familières avec lui ? Je satisfais brièvement à ces demandes avec la dignité que fait rejaillir sur moi le rang de mon compagnon de route. Tandis que la foule se groupe autour du poêle, sous une des deux lampes écourtées économiquement par le capitaine, le général et moi nous lâchons la bride à une conversation vagabonde qui nous fait en quelques heures aussi bons amis que nous étions étrangers la veille.

C’est une figure très agréable que celle de ce soldat lettré et homme du monde, en qui n’a pas menti le sang d’une race militaire, mais qui joint encore les sensations d’un artiste à l’intrépidité de sa profession nouvelle. Quand un vieil homme de guerre raconte ses campagnes, on sent que la longue habitude l’a rendu insensible aux terreurs grandioses de son métier : il nous inspire plus d’étonnement que de sympathie, et il s’en faut de bien peu que nous n’ayons horreur d’un courage aussi dénaturé. La mitraille est son élément, l’horrible est un jeu pour ses sens endurcis. Il parle de morts, de blessés, de carnage, comme un bourreau parle de tortures ou comme un chirurgien parle d’opérations. Une mine qui éclate et engloutit des centaines d’hommes sous ses débris, un vaisseau criblé de boulets qui sombre, une colonne d’assaut labourée par le canon, fauchée par la mitraille, les brèches sanglantes faites dans cette masse humaine qui pour fuir le danger se précipite en avant, furieuse, hors d’haleine, par-dessus morts et blessés, un combat de deux jours et de deux nuits où amis et ennemis se cherchent et se massacrent dans les ténèbres, un régiment qui va au feu avec 600 hommes et qui revient avec 50, tout cela n’est dans la bouche d’un vieux soldat qu’un bulletin sec et glacé ; mais quand un homme est nouveau dans le métier de la guerre, il y éprouve des émotions poignantes qui retentissent dans sa parole ; ses récits sont animés, colorés, en même temps qu’effroyables. On aime à voir les émotions de la nature humaine après. l’effort héroïque d’une volonté qui se maîtrise.

Le lendemain, nous nous réveillons sur la rivière du Potomac,