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ceptai de grand cœur la gracieuse hospitalité qui m’était offerte, et dimanche dernier, muni d’une passe autographe du président Lincoln, je partais avec le général par le paquebot de City-Point.

La navigation fut longue et monotone. Au lieu des vingt-quatre heures qui d’ordinaire suffisent au voyage, elle nous en prit au moins-quarante. Les glaces qui encombraient le Potomac et parmi lesquelles nous avions à nous frayer un chemin avec nos roues battantes, les brouillards qui survinrent le soir, nous obligèrent à passer la nuit à l’ancre vers l’embouchure du fleuve. Sur ces côtes plates et basses, découpées de baies profondes, où la mer expire sur de longs bancs de sable, la marée glisse mollement au fond des estuaires-et n’est ni assez violente ni assez rapide pour rompre et disperser les glaces. En hiver, les bateaux fendent leur passage à travers la croûte solide qui les enveloppe et les serre quelquefois comme dans un étau. Il avait justement fait la veille le plus abominable temps de l’année, un temps particulier au climat américain et qui sort tout à fait des habitudes de notre ciel d’Europe. Avec un vent glacé, il tombait par rafales quelque chose qui n’était ni de la pluie, ni de la grêle, ni de la neige, ni de la neige fondante, ni du grésil fin et léger ; c’étaient des morceaux de glace solide couvrant la terre d’un sable glissant qui formait bientôt une croûte épaisse. Rien de plus piteux alors que l’aspect sibérien des choses et des hommes : on les dirait vêtus de haillons neigeux, débris souillés d’une draperie de frimas usée par la pluie et le soleil. Les crinières des chevaux sont enchâssées dans des incrustations de glace ; elles forment des cuirasses sur leur dos, des stalactites à leurs queues. Les arbres sont tout entiers revêtus d’une écorce de glace, pris comme les mouches dans l’ambre ou comme les fruits confits dans le sucre liquide. S’il survenait un rayon de soleil, il allumerait un diamant au bout de chaque branche et ferait scintiller la campagne comme un écrin ; mais le ciel est gris et terne. Ces rives du Potomac, que j’ai vues l’an dernier brillantes de verdure, sont maintenant d’un blanc triste et sale ; cette eau, que je voyais un soir au coucher du soleil resplendir de toutes les couleurs de la palette d’un peintre, dort jaune et limoneuse sous sa croûte livide. La glace éclate et craque sous-notre poids, ses débris flottent dans notre sillage, mais nous n’avançons que pas à pas. Voici le vieux port commerçant d’Alexandrie, place de guerre en sentinelle sur la rive virginienne, reprise aux rebelles au début de la guerre ; voici Mount-Vernon, l’ancienne résidence et à présent le tombeau du père de la république américaine, puis la nuit, le repos, le silence, l’impatience et l’ennui. Le public du bord est uniquement composé d’officiers, de soldats et d’employés de l’armée. J’y vois le jeune visage imberbe du vétéran échappé de collège, presque enfant et qui a fait déjà six campagnes ;