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O’Donnell : il expie en ce moment ce qu’il a fait un jour, il voit se tourner contre lui une arme qu’il a employée. C’est pourtant une erreur de voir entre 1854 et 1866 des analogies qui ne sont qu’apparentes. En 1854, les cortès avaient été violemment dissoutes ; les généraux les plus renommés étaient exilés, internés et poursuivis ; les principaux hommes politiques étaient emprisonnés ; la presse était réduite au silence : on marchait à un coup d’état. Aujourd’hui les chambres viennent de s’ouvrir après une extension de la loi électorale, après la reconnaissance du royaume d’Italie. La presse jusqu’à ces derniers jours a parlé avec une liberté que n’imiteraient pas impunément les partisans français de Prim. Le droit de réunion a été assez respecté pour que le parti progressiste ait pu organiser le mouvement actuel. Voilà la différence. L’autre ennemi, le plus grand, de Prim est en lui-même. Ils sont naïfs ou ils connaissent bien peu l’homme et le pays, ceux qui font du comte de Reus un libérateur. Il marche aujourd’hui comme il a marché toute sa vie, en cadet de Catalogne qui cherche fortune. Son grand art a toujours été de faire illusion par de la verve, une certaine séduction personnelle, une audace habile et une bravoure savamment utilisée. Il a passé vingt ans à poursuivre la popularité, il ne l’a pas trouvée autant qu’on le dit ; mais il a réussi à faire parler de lui un peu partout. Au fond, c’est toujours l’ancien officier de corps francs, capable d’enlever ses soldats un jour de bataille et se disant que puisque tant d’autres sont arrivés à être premiers ministres ou régens, il doit être, lui aussi, régent ou dictateur. C’est le produit extrême des mœurs politiques et militaires de l’Espagne. La dernière faiblesse de Prim est dans le parti qui le suit aujourd’hui. Que veut le parti progressiste ? Les uns rêvent l’union avec le Portugal ; les autres veulent l’abdication de la reine et une régence ; le plus grand nombre se contenterait d’un changement qui rendrait le pouvoir aux idées progressistes sans froisser trop ouvertement le pays. De là le vague des premières proclamations de Prim. Et puis Prim s’est trompé ; il aurait dû attendre le moment où il y aurait eu un personnage civil à la tête du gouvernement. En levant aujourd’hui le drapeau, il se trouve en face d’un homme qui ne lui cède pas en vigueur et en résolution, qui a plus d’autorité et qui est plus froid, qui combat non-seulement pour la reine, mais pour lui, non-seulement pour lui, mais pour tous ses compagnons, dont aucun n’est disposé à subir la loi du comte de Reus : ce qui fait que l’Espagne aujourd’hui se trouve conduite à cette extrémité où la défaite de l’insurrection laissera tous les problèmes debout, et où le succès de Prim ne peut être que le commencement d’une guerre civile nouvelle.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.