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à nos désirs et à nos espérances, de telle sorte que l’argument peut être rétorqué par les athées et l’a été plus d’une fois. La distinction des bonnes et des mauvaises passions n’est pas ici applicable, car les bonnes passions ne sont pas plus aptes que les mauvaises à juger du vrai et du faux.

Cette explication est démentie en outre par la plus forte de toutes les raisons, par l’expérience, car on ne voit pas qu’il y ait une liaison nécessaire entre les doctrines et les mœurs, et l’on a vu trop souvent en philosophie de graves erreurs soutenues par des hommes d’une conduite irréprochable. Épicure, Spinoza, Condillac, Helvétius, Kant, étaient les plus honnêtes gens du monde. Cependant l’un était athée, l’autre panthéiste, l’autre sensualiste et le dernier sceptique. Aujourd’hui encore nous voyons l’exemple des plus austères vertus donné par quelques-uns des hommes dont les doctrines sont le plus justement contredites. A la vérité, parmi les passions, il en est une surtout que l’on a rendue responsable de toutes les erreurs et qui n’est pas inconciliable avec la noblesse du caractère : c’est l’orgueil. L’orgueil, dit-on, est la cause de toutes les mauvaises doctrines : c’est pour se distinguer des autres hommes que l’on se fait incrédule et libre penseur ; on est bien aise d’avoir montré ainsi qu’on a secoué le joug. Il y a bien là, si l’on veut, quelque chose de vrai, et cela peut s’appliquer à quelque jeune téméraire sorti des bancs de l’école ; mais j’avoue que j’ai bien de la peine à expliquer par des motifs aussi vulgaires les profondes pensées d’un Spinoza ou d’un Kant. A dire vrai, je ne vois pas qu’il y ait sous ce rapport grande différence entre les bonnes et les mauvaises philosophies. Je ne vois pas moins d’orgueil dans Descartes que dans Condillac, dans Malebranche que dans Spinoza. Les meilleurs philosophes sont très piqués quand on touche à leurs idées, et le prédicateur qui vient de faire un sermon éloquent contre l’orgueil des philosophes serait de très mauvaise humeur, si on lui disait que son sermon est mauvais. Il n’y a donc pas là un critérium suffisant pour distinguer le vrai du faux.

On dira encore que tels auteurs que nous désapprouvons sont des esprits faux ; mais il y a encore là bien des difficultés. Nous sommes tentés trop souvent d’appeler esprit faux quiconque ne pense pas comme nous : or c’est là un cercle vicieux. Sans doute, si un tel a tort, c’est un esprit faux ; mais la question est de savoir s’il a tort, et vous ne pouvez pas en préjuger la solution par une qualification qui la suppose. Je ne méconnais pas d’ailleurs la distinction établie entre les esprits justes et les esprits faux (quoique cette distinction soit assez difficile à expliquer psychologiquement) ; mais elle me paraît indépendante de la qualité des systèmes. Les meilleures