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éclaircis, le moment serait venu peut-être d’entreprendre une vaste synthèse qui embrasserait l’histoire générale des systèmes non-seulement en eux-mêmes, mais dans leurs rapports, avec l’histoire religieuse, politique et scientifique en général. Cette œuvre n’est pas impossible, puisqu’elle a été réalisée chez nos voisins. Espérons qu’elle tentera quelque penseur qui ne croira pas s’abaisser et descendre en se faisant l’historien de l’esprit humain !


II

Après avoir considéré l’histoire de la philosophie dans ses rapports avec l’histoire, il faut maintenant l’observer dans ses rapports avec la philosophie : c’est le second point de cette étude.

Quand on compare la philosophie aux autres sciences, on est frappé tout d’abord d’une différence éclatante. Dans toutes les sciences en général, le progrès a lieu d’une manière continue et en quelque sorte insensible, par additions ou réformes successives. Dans la philosophie au contraire, les grands changemens sont presque toujours des révolutions. Lorsqu’un penseur nouveau se présente, il cherche d’abord à détruire entièrement l’œuvre de ses prédécesseurs, et la raison en est assez facile à comprendre. Dans une science qui a pour objet l’absolu, il n’y a pas de milieu, à ce qu’il semble, entre la vérité et l’erreur : dans cette science, on ne prétend pas seulement découvrir des vérités, mais on croit atteindre et posséder la vérité. Les sciences qui étudient les choses diverses et particulières peuvent accepter tout ce qui est acquis sans renoncer à y ajouter ; mais la science qui prétend atteindre au fond des choses ne peut pas admettre qu’il y ait deux manières de concevoir le fond des choses. De là une intolérance naturelle qui fait que chaque nouvelle école, se croyant en possession de la vérité absolue, chasse et extermine autant qu’il est en elle les écoles antérieures, excommunie même les écoles rivales : chacune recommence éternellement la philosophie, comme si rien n’existait avant elle, comme si rien ne devait la suivre. Dans une telle science, il n’y a point de tradition ni d’héritage, il y a des établissemens successifs de conquérans chassés et remplacés les uns par les autres, comme dans les anciens empires de l’Asie, sans qu’aucun d’eux réussisse à fonder un empire définitif. Ainsi Descartes semble vouloir oublier qu’aucun philosophe l’ait précédé ; il ne tient aucun compte de Platon ni d’Aristote, ni du moyen âge. Locke, Condillac et toute la philosophie sensualiste du xviu6 siècle ne se montrent pas moins exclusifs à l’égard du cartésianisme que celui-ci ne l’avait été à l’égard de la