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non pour les hommes. Pour couper cette objection dans sa racine, il est nécessaire de creuser un peu loin.

Distinguons d’abord en toute science la théorie et la pratique. On peut étudier une science pour s’en servir, pour en tirer parti ; on peut l’étudier pour elle-même. Aux yeux du plus grand nombre, la science ne vaut que par son utilité ; mais il n’en est pas ainsi du vrai savant : son seul objet est de connaître pour connaître ; la science a une valeur intrinsèque, indépendante de ses résultats. Connaître les lois du système du monde est par soi-même une chose noble, excellente, et c’est là le véritable but de la curiosité scientifique. Ce n’est point à dire que la science ne puisse pas être utile aussi bien que belle ; mais elle est belle avant d’être utile, ou même sans être utile. Il n’y a donc point à s’occuper ici de ceux qui ne mesurent la valeur des sciences que par l’utilité : c’est là sans doute un élément dont il faut tenir compte, mais il n’est pas le premier à considérer. Lors même que l’histoire de la philosophie ne servirait à rien en général, et même ne servirait pas à la philosophie proprement dite (ce qui est manifestement faux), on ne pourrait pas en conclure néanmoins qu’elle ne fût point par elle-même l’objet légitime de la curiosité, de l’examen.

L’objet de la science étant non pas l’utilité, mais la vérité, il me semble que la vérité doit embrasser tous les faits, de quelque nature qu’ils soient, tout aussi bien les faits passés que les faits actuels, car, je le demande, de quel droit exclurait-on le passé de la recherche scientifique, et sur quoi s’appuierait-on pour établir que le présent seul peut être l’objet de la science ? Ce qui nous trompe ici, c’est que les sciences les plus autorisées, les sciences physiques et chimiques (je laisse les mathématiques, qui ont pour objet l’absolu), ne s’occupent que du présent de l’univers ; elles dirigent leurs recherches sur les propriétés que manifeste actuellement la matière, et on est porté à croire, sans y avoir beaucoup réfléchi, que ces propriétés ont toujours existé et sont inhérentes à la substance où nous les découvrons, quoique cela ne soit pas évident, puisqu’il pourrait se faire qu’elles ne fussent que des états acquis à une époque inconnue. Cependant rien non plus ne paraît autoriser une telle hypothèse, et on n’y songerait même pas, si d’autres faits empruntés à d’autres sciences ne donnaient à penser que la nature n’a pas toujours été dans un même état, et qu’elle a eu aussi ses vicissitudes et ses évolutions.

Jusqu’à l’époque où la géologie positive a été fondée, l’idée d’un passé de la nature, d’une évolution dans son développement, était reléguée parmi les hypothèses philosophiques. Il n’y avait aucune transition entre les sciences naturelles et les sciences historiques :