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droit n’est pas l’histoire. Il n’y a point de règle pour mesurer ou limiter les emprunts qu’une science peut faire à une autre : cela dépend du tact et du génie des écrivains ; mais il est facile de comprendre qu’un certain excès changerait le caractère d’une science. Par exemple, s’il plaisait à un écrivain qui nous raconte l’histoire de Rome et qui analyse son gouvernement de s’arrêter tout à coup et d’introduire dans son ouvrage un traité approfondi sur les gouvernemens mixtes, il cesserait d’être historien pour devenir publiciste. Il en est de même de l’historien de la philosophie. Son principal objet est d’exposer et de faire connaître les différens systèmes philosophiques, de les interpréter avec toute l’exactitude désirable, d’en rechercher les origines, les conséquences, d’en découvrir les lois ; en un mot, il se propose non pas de découvrir la vérité en soi, mais de chercher ce que les hommes, et les plus grands hommes, ont pensé de la vérité. On ne peut lui interdire de juger ; mais si d’un jugement rapide et concis il passe à la discussion, et si de la discussion elle-même il tire une conclusion sur le fond des choses, il cesse d’être historien et devient philosophe.

Sans doute la philosophie est nécessaire à l’historien de la philosophie, car, pour comprendre les systèmes, il faut avoir approfondi la science elle-même, et l’érudition ne suffit pas ; mais une intervention indiscrète et exagérée de la philosophie dans l’histoire elle-même a un double inconvénient : le premier, c’est de fausser les systèmes ; le second, c’est de rendre l’histoire inutile. Le philosophe qui étudie les idées des autres est trop enclin à les voir à travers les siennes : il se retrouve lui-même partout, il impose aux écrivains du passé les cadres artificiels de son propre système, comme a fait Hegel dans son Histoire de la philosophie, ouvrage éminent, mais d’un philosophe plus que d’un historien ; ou bien il les juge avec une sévérité excessive, leur demandant ce qui est de son temps et non du leur, exigeant des réponses à des questions qu’il n’ont point connues, ce qui a été quelquefois le tort de l’école française. Le second défaut de cette méthode, avons-nous dit, est de rendre l’histoire inutile. En effet, si par exemple lorsque je rencontre dans Platon la distinction de l’âme et du corps, je développe ses argumens au point d’en tirer tout ce qu’ils peuvent contenir, et si je traite à fond cette question, je n’ai plus aucune curiosité de savoir ce qu’en ont pensé Descartes et les modernes. Si je prends occasion de la polémique entre Zenon et Épicure pour traiter à fond la question du souverain bien, les débats du XVIIIe siècle sur la même question me deviendront parfaitement indifférens. En un mot, un ou deux philosophes me suffiront pour épuiser toute la philosophie, car tout est dans tout.