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quartier des officiers, à Libby, se composait d’un morceau de pain de maïs gros comme le poing, plein de paille et de vers, une demi-livre environ, avec deux onces de bœuf. Le pain était si dur qu’on l’appelait l’iron clad (le vaisseau cuirassé), et qu’on ne pouvait le manger qu’en le râpant. Au commencement, grâce à la convention d’échange signée entre les deux armées, ils recevaient quelquefois des vêtemens, des vivres, du tabac, qu’ils mâchaient pour tromper la faim, secours envoyés du nord par leurs femmes, par leurs mères ou par la commission sanitaire, — cette grande institution qui leur sert de famille à tous. Soudain, au mois de janvier 1864, on cessa les distributions ; leurs gardes s’approprièrent les vivres. Un jour le lieutenant Mac Ginnis reconnut ses habits sur le dos d’un employé de la prison. Alors la famine fut affreuse. Ceux des officiers supérieurs à qui on avait laissé leurs couvertures en considération de leur rang les donnaient à leurs gardes pour une poignée de riz ; ceux-ci s’en saisissaient et riaient du bon tour. Les prisonniers cherchaient des os pour les ronger[1]. Une fois, en levant une des poutres du plancher, ils pénétrèrent dans un caveau, où ils trouvèrent abondance de provisions, farine, navets et pommes de terre ; ils s’en gorgèrent, mais on les prit en faute. Pour les punir, on les mettait dans des cachots au niveau de la rivière, si entassés qu’il fallait se tenir debout. Quant aux morts, on les jetait dans un caveau ouvert aux animaux errans dans les rues, et où les cochons, les chiens et les rats venaient les dévorer.

Enfin, pour comble d’horreur, on assure que la prison était minée. Au moins ses gardiens ne faisaient-ils pas mystère de leur projet délibéré de l’envoyer « en enfer » avec tous ses habitans, si Richmond était prise. Quand le général Kilpatrick fit son audacieuse incursion en Virginie, le major Turner dit à ses victimes que, « si Kilpatrick venait les délivrer, ils n’y gagneraient rien, car il les ferait sauter d’avance. » Voilà pourtant les abominations qui se

  1. Tous ces détails m’ont été confirmés de vive voix par un soldat français de l’armée fédérale, fait prisonnier au mois de janvier 1865, à l’époque même où j’écrivais ces lignes et qui parvint à s’échapper miraculeusement. « Quand je fus pris, me disait-il, les confédérés me dépouillèrent de tout ce que j’avais sur moi, me laissant à peine ce qu’il fallait pour me dire vêtu. Je fus conduit dans une salle basse, encombrée, fétide, où le sol était couvert de boue et d’ordures. Je n’oublierai jamais ce que je vis en y entrant, des fantômes blêmes, décharnés, à demi nus, hérissés, aux yeux hagards, étaient accroupis ou vautrés dans l’ordure ; plusieurs se disputaient, comme des chiens, de vieux os pour les ronger. Ces scènes-la n’étaient plus humaines. La ration se composait d’une demi-écuelle de soupe au riz, où il n’y avait guère que de l’eau, de deux bouchées de pain de maïs moisi et dur comme de la pierre, d’une bouchée de viande enfin grosse comme le pouce. Je n’y restai que quinze jours. Je suis sûr que, si j’y étais resté un mois, j’y serais mort de faim. »