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sorte de représentation républicaine de la royauté : grande et sotte erreur que de demander à Abraham Lincoln, l’ancien batelier du Mississipi, des manières de roi ou de prince ! Pour bien juger les hommes, il faut d’abord comprendre les choses et se rappeler que dans une démocratie on n’a que faire des pompes et des prétentions du beau monde. Quand on est si sensible aux objets extérieurs, et qu’on a besoin des dehors de la monarchie, gardes, chambellans et majesté lointaine enveloppée de broderies d’or, il vaut autant garder le nom avec la chose. Dans une république, on est plus positif et plus terre-à-terre ; le président est nommé pour jouer son rôle politique et non pour danser des quadrilles royaux, ni cavalcader avec un plumet dans les revues. On ne lui demande pas d’être un lettré ni un académicien, d’écrire des traités de philosophie ni de publier dix volumes d’œuvres complètes. On ne lui demande même pas d’être ce qu’on appelle en Amérique a fine gentleman. Il ne faut pas des mains trop blanches ni trop parfumées pour manier la rudesse américaine. Pourvu qu’il fasse bien et honnêtement son métier, on ne s’inquiète pas de savoir s’il écrit dans un style « classique, » ni s’il est vêtu à la mode du jour. Le despotisme élève de petits fétiches pour l’adoration du monde ; les républiques élèvent à l’estime générale et au pouvoir, qui en est le signe, des charpentiers comme Abraham Lincoln…..

Il n’est bruit que de l’enquête réclamée par le sénateur Powell, du Kentucky, contre le général Payne. M. Wilson et quelques autres soutiennent par esprit de parti ce violent patriote, que du reste le sénateur Powell attaque avec une véhémence et une crudité d’expressions incroyables. M. Conness, de la Californie, lui ayant répondu quelques paroles blessantes, il a riposté avec fureur par un débordement d’injures personnelles dont chez nous la péroraison n’aurait pu être qu’un échange de soufflets ; mais l’équanimité des Américains égale leur intempérance, et je ne serais pas étonné, après cette scène brutale, de voir les deux champions se serrer la main.

Dans la chambre, une enquête déjà ouverte contre le général Payne et le député Anderson, du Kentucky, tous les deux accusée de corruption et d’abus de pouvoir, a éveillé l’attention publique sur les nombreuses iniquités, que les autorités militaires se permettent au nom du président depuis la suspension de l’habeas corpus[1].

  1. On sait que la suspension du writ d’habeas corpus, autorisée par la constitution des États-Unis « en cas de rébellion ou d’invasion, quand la sûreté publique l’exige, » et proclamée par le président Lincoln le 15 septembre 1863, vient d’être révoquée par le président Johnson pour tout le territoire de l’Union, sauf le district de Colombie, les états de Virginie, de la Caroline du sud, de la Caroline du nord, du Kentucky, du Tennessee, de la Géorgie, de la Floride, de l’Alabama, du Mississipi, de la Louisiane, du Texas et de l’Arkansas, les territoires de l’Arizona et du Nouveau-Mexique, c’est-à-dire tous les états et territoires engagés dans la rébellion où l’ordre légal n’a pu être encore entièrement rétabli.