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il lui a fallu cette puissance morale, cette vertu de persévérance et de volonté qui est d’ailleurs la première des vertus américaines. Son histoire est instructive pour nous autres raffinés, mandarins de l’intelligence, qui regardons l’esprit comme le monopole des lettrés, comme une fleur délicate éclose à force de soins dans l’air artificiel et étouffé d’une serre chaude : elle montre comment dans la démocratie américaine les grandes intelligences mûrissent naturellement au soleil de la liberté. Six mois d’instruction élémentaire dans une misérable école de campagne, voilà toute la culture étrangère qu’a reçue celui qui devait un jour marcher de pair avec tous les souverains du monde. Tour à tour laboureur, bûcheron, manouvrier vivant du travail de ses bras, puis charpentier, batelier sur le Mississipi, meunier, soldat, négociant, élu enfin à la législature de l’Illinois par la ville de New-Salem, où il avait gagné l’estime et l’affection de tous, — son esprit, développé par des études solitaires et par cette éducation pratique que le self-government donne à tous les citoyens, avait acquis cette trempe vigoureuse, cette élévation simple et naïve, cette saveur originale, qui de bonne heure le firent distinguer dans la foule vulgaire des orateurs politiques. Ce fut alors qu’il étudia la loi et qu’il embrassa la profession d’avocat. Il devint bientôt dans l’Illinois l’homme nécessaire du parti whig. Dès l’année 1837, il présentait à la législature de l’état une protestation contre l’esclavage ; plus tard, nommé au congrès, membre influent de la convention de 1848, candidat au sénat des États-Unis, adversaire redoutable du fameux orateur Douglas durant cette campagne électorale dont le bruit remplit l’Amérique et où l’on vit les deux candidats voyager ensemble de ville en ville, faire assaut d’éloquence sur la même estrade devant le peuple assemblé, — nommé enfin président des États-Unis, — ses talens d’orateur et d’homme d’état n’ont pas cessé de grandir avec sa fortune. Un jour, parlant de l’esclavage, il disait avec une ironie fine et grave ; « J’ai entendu dans ma vie bien des argumens destinés à prouver que les nègres sont faits pour la servitude ; mais s’ils consentent à se battre pour que leurs maîtres les retiennent dans l’esclavage, ce sera le meilleur des argumens. Celui qui se battra pour cela méritera certainement de rester esclave. Quant à moi, je crois que tout homme a le droit d’être libre ; cependant je permettrais volontiers aux noirs qui aimeraient à être esclaves de le rester, j’irais même jusqu’à permettre aux blancs qui vantent et envient la condition des esclaves de le devenir. »

Je ne crois pas que l’éloquence moderne ait jamais rien produit de plus élevé que le discours prononcé par lui sur la tombe des soldats morts à Gettysburg : il atteint la simplicité grandiose, le souffle