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mais ce désintéressement n’est pas très moderne, et je ne sache pas un autre pays du monde où le chef de l’état soit trop pauvre pour faire voyager son fils.

On reproche pourtant aux habitans de la Maison-Blanche un luxe de mauvais aloi et un faste de parvenus. On parle surtout des toilettes extravagantes de Mme Lincoln. J’ai lu les descriptions ridicules qu’elle laisse publier par les journaux courtisans qui croient sans doute avoir le secret de lui plaire. « Le président portait un simple habit noir avec des gants blancs ; Mme Lincoln, une délicieuse robe de soie blanche, une coiffure charmante de rubans d’or et un lovely collier de perles. » — Laissez dire, et venez vous-même aux réceptions de la présidente. Vous arrivez à pied ; vous entrez dans le grand vestibule désert de la Maison-Blanche. Point de gardes cuirassés d’or, point d’armée de laquais chamarrés, pas même un factionnaire sur le seuil. Un seul domestique en habit noir vous demande votre carte et vous ouvre la porte des appartemens : c’est un salon simple et sévère, tendu en damas rouge. La maîtresse du logis se lève et s’avance ; on dirait, tant son accueil est franc et simple, qu’elle va déjà vous donner la main. C’est la raideur empesée de votre salut cérémonieux qui la rappelle aux froides conventions de l’étiquette officielle. L’ancienne fermière ne porte pas plus mal sa somptueuse robe de velours que toute autre vieille dame un peu replette et un peu bourgeoise. Sa manière est digne, bienveillante, réservée, presque timide ; sa conversation, je le veux bien, n’est pas très brillante, et il semble qu’elle éprouve devant les étrangers européens, qu’elle croit des juges sévères, un embarras bien naturel après toutes les plaisanteries indécentes qu’on a fait pleuvoir sur elle. Tant pis pour les moqueurs, car rien n’est risible dans cet intérieur honnête, et j’ai pauvre opinion de ceux qui raillent cette simplicité modeste comme une rustique grossièreté[1].

Quant au président lui-même, je réserve encore mon jugement ; mais comment croire à la réputation d’ineptie qu’on lui a faite en Europe ? L’homme qui d’un log-house perdu dans les forêts de l’Indiana s’est élevé tout seul à la présidence des États-Unis ne peut pas être le premier venu. Il lui a fallu mieux que l’intelligence, don moins rare qu’on ne l’imagine et qui ne sert à rien sans le caractère ;

  1. Qu’on me pardonne l’indiscrétion de ces détails intimes. Je n’ai pas voulu modifier mes impressions premières, afin qu’on ne m’accusât point de faire des habitans de la Maison-Blanche un portrait de fantaisie ou de convention. La familiarité, le sans-gêne de ce récit prouvent mieux que ne pourrait le faire un tableau d’apparat la profonde sincérité de mon respect. D’ailleurs le nom d’Abraham Lincoln n’a plus besoin aujourd’hui d’être défendu contre le ridicule. Les traits d’une raillerie envieuse et impuissante n’atteignent pas un front couronné de l’auréole du martyre.