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eux-mêmes avec leurs gilets boutonnés jusqu’au menton, leurs cravates bleues ou brunes, leurs gants de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, — au milieu de cette anarchie des couleurs et des formes je regrette l’uniforme insignifiant des modes européennes, et je leur souhaiterais à tous un peu plus de vernis sur leur rude écorce. Je vous entends dire que me voilà devenu perruquier et couturière, et qu’il ne faut pas juger d’une société par l’extérieur. Je conviens volontiers que la gaucherie des modes américaines n’est pas une condamnation de la démocratie ; mais soyez sûr que dans ces menus détails il se traduit quelque chose de la nature intime et de l’esprit des sociétés. Le Herald remarquait hier, dans une notice sur M. Everett, que son sens d’artiste, son goût pour le beau, s’apercevaient jusque dans ses vêtemens. Je ne l’ai pourtant jamais vu que mis très simplement, à l’européenne, comme vous et moi. Si les délicats nous imitent naturellement dans ces petites choses, n’est-ce pas qu’elles sont le signe d’une supériorité intellectuelle et d’un sens esthétique plus fin et plus juste ? Je mets en fait qu’il n’y a pas un gamin de Paris qui n’en remontrât, en fait d’art, aux neuf dixièmes de ces Américains, si admirables à leur manière et si dignes d’envie.

Il y a d’ailleurs deux types distincts parmi les habitans de Washington : les hommes de l’est, qui ressemblent beaucoup aux hommes d’Europe, et dont les plus distingués sont à leur insu des copies de l’Angleterre, et les hommes de l’ouest, presque tous géans d’au moins six pieds, à grands traits, à robustes figures, à chevelures épaisses comme des crinières. Ceux-là sont plus rustiques, moins rabotés, mais ils ont pour eux l’originalité et un certain air de puissance massive qui ne me déplaît pas. Les échantillons qu’on en voit chez M. Chase et chez M. Sherman sont naturellement des plus choisis. Je n’y ai vu ni le crâne aplati et le museau carnassier de W…, ni l’habit bleu à boutons d’or du futur sénateur Y… Au contraire ces vigoureuses organisations de l’ouest ont presque toutes quelque chose d’attrayant et d’aimable. Il ne faut leur demander ni raffinemens de langage ni vaines exagérations de politesse ; mais pour la franchise, la rondeur, la bonhomie mêlée de finesse, ils n’ont pas leurs pareils. Je ne parle pas de M. Chase, qui n’appartient pas plus à l’ouest qu’à la Nouvelle-Angleterre, où il est né. Je prends pour type accompli de l’homme de l’ouest un certain M. Ashley, de l’Ohio, membre de la chambre et des plus influens, ennemi infatigable de l’esclavage, figure large et joviale en même temps que vive et héroïque, cordial, obligeant, aisé sans rudesse, gracieux avec les dames, plaisant dans ses discours, et évidemment un des hommes les plus contens de vivre