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cohésion et de l’unité. En Amérique au contraire, même après une série de siècles, même en supposant d’avance établie l’uniformité future des mœurs et des coutumes, je ne puis me figurer qu’un monde nomade, plein de contrastes choquans, où règne la plus grande anarchie de costumes et de manières, image fidèle de la société démocratique où il s’est formé. Le monde politique y sera toujours un ramassis de toutes les classes et de toutes les conditions, réuni hier pour se disperser demain, trop mouvant pour que des habitudes puissent jamais s’y fixer ni des traditions s’y transmettre, — un monde de pacotille, rassemblé des quatre coins de l’horizon par le hasard de l’élection populaire. Il n’y faudra jamais chercher aucun trait général ni aucun air d’ensemble, si ce n’est celui d’une salle d’auberge où se rencontrent toute sorte d’hommes, les uns avec leurs bottes boueuses et leurs habits de voyage poudreux, les autres en tenue mondaine et sévère, — ceux-ci graves et réservés comme dans un salon de ministre, ceux-là débraillés et sans façons comme des gens qui descendent en pantoufles et en robe de chambre prendre leur déjeuner intime dans la salle à manger publique, — sans parler de la foule prétentieuse et vulgaire qui affecte l’élégance sans y parvenir, le bon ton sans le connaître, semblable à ces figurans de théâtre qui représentent les réunions du grand monde sur les scènes des boulevards. Aux yeux d’un Européen, si distingués d’ailleurs que soient les individus isolés qu’on y rencontre, la société de Washington ne peut être en gros qu’une mascarade bigarrée et disgracieuse, une galerie de types originaux où l’on se promène un peu comme dans une ménagerie de bêtes curieuses.

J’ai la superstition de l’habit : je l’avoue et je n’en rougis point, car, à tout prendre, l’habit fait partie des manières ; et M. Emerson a bien raison de dire qu’il faut, pour savoir s’en passer, une rare distinction naturelle. J’en fais donc une règle impérieuse, que des hommes supérieurs peuvent seuls transgresser impunément. De grandes manières peuvent donner du bon ton à une veste de paysan ; mais quand je vois une figure déjà commune affublée de gros souliers cirés, d’un gros pantalon de couleur et d’un paletot-sac fait d’une couverture d’écurie, — quand je vois ces dames de l’ouest vêtues des couleurs les plus voyantes et les plus écartâtes, cachant mal un reste de la friperie souillée qu’elles ont traînée le matin dans les rues, — leurs robes décolletées en carré, leurs poitrines gauchement rembourrées de coton, leurs corsages montans sans manches, avec des bouffettes aux épaules et les bras nus, leurs waterfalls, ou cascades de fausses boucles, surmontées d’un panier de coquelicots ou de pivoines, — quand je vois les élégans