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de paix dans une boarding-house plus silencieuse. Ce tourbillon leur plaît et les entraîne.

Washington a cela d’intéressant qu’en cette saison la politique y rassemble une foule d’hommes dispersés le reste de l’année aux quatre coins de l’horizon. Ce monde bariolé et disparate a un peu l’air d’une cohue, et ressemble beaucoup à celui que j’ai déjà vu aux eaux de Saratoga. On y rencontre cependant plus d’individus remarquables, et à chaque instant un nom connu frappant mon oreille, appelle mon attention. Sans doute je ne tire pas grand’chose de ce coup d’œil jeté à la hâte sur chacun des personnages qui défilent dans cette lanterne magique ; mais l’esprit s’amuse de voir des hommes nouveaux et de mettre sur des figures des noms déjà familiers. C’est ainsi que j’ai vu hier soir les sénateurs Sprague, Trumbull, Sherman, le général Burnside, le général Banks, le juge Holt du Kentucky, et tant d’autres, sans compter un portrait saisissant du général Sherman, dont le front haut et carré, la bouche ferme, le visage musculeux, plein d’une énergie fière et un peu sauvage, contrastent singulièrement avec le sourire louche et la fausse franchise de Butler. J’ai enfin jugé par mes propres yeux, non plus la société de New-York ou de Boston ou toute autre coterie locale, mais la société américaine en général, celle dont les élémens encore confus forment ce qu’on peut appeler l’aristocratie politique du pays. Un jour doit venir où le monde de Washington prendra le pas sur celui des autres grandes villes de l’Union, comme en Angleterre le monde de Londres éclipse celui de la province. Je ne parle pas de Paris, la ville universelle, qui contient vingt sociétés diverses, et qui absorbe à elle seule tout le pays. Jamais l’Amérique n’aura, comme la France, une vraie capitale, une sorte de tête couronnée et souveraine, imposant jusque dans les moindres détails la loi de ses fantaisies au corps inerte qu’elle traîne après elle. Londres est un meilleur terme de comparaison pour la future capitale des États-Unis, car on ne voit à Londres qu’une seule société, réunie pour un seul objet : la politique. En dehors de ce cercle restreint, Londres n’est qu’une ville de province, le mélange colossal d’un gros Manchester et d’un gros Liverpool. Si les réunions du beau monde de Washington peuvent être comparées à quelque chose, c’est aux routs anglais, dont elles ont la monotonie, l’encombrement dans des maisons trop étroites, et qui ne sont que des pied-à-terre pour la saison, tout enfin, sauf l’élégance irréprochable et la raideur flegmatique. En Angleterre, l’hérédité, la permanence des influences politiques, la constitution séculaire d’une classe aristocratique et gouvernante, ont donné à cette réunion temporaire qui s’appelle la société de Londres de la