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maison une certaine Mme X…, dont le fils est à l’armée, et qui a pris depuis la guerre l’habitude de vivre l’hiver à Washington. Femme active et intrigante, elle s’est mise jusqu’aux yeux dans la politique, et le même esprit remuant qui fait qu’elle s’empare le soir du salon de l’hôtel pour y tenir ses assises, mettre en rapport les hôtes de hasard qui s’y trouvent rassemblés, usurper le rôle de maîtresse de cette maison publique, se dissipe encore en lettres écrites à droite, à gauche, aux ministres, aux généraux, au président, pour recommander, conseiller, accuser tel ou tel. Cette mouche du coche a pourtant parfois la dent mauvaise, et dans le nombre il arrive que quelques-uns de ses coups ont porté. Elle a pour ami un certain chapelain protestant que le général Butler accuse d’avoir déserté son poste et prolongé indûment de deux mois un bref congé qu’on lui avait accordé. Le chapelain, de son côté, se plaint amèrement du général, qui, dit-il, l’aurait laissé plusieurs jours sans vivres, enfermé dans une poudrière, sous le feu de l’ennemi, quand il n’avait allongé son absence que de deux jours à peine à cause de la mort d’un oncle ; sur quoi Mme X… écrivit tout droit au général Grant pour obtenir vengeance. — Et, si peu d’influence qu’ait dû avoir cette goutte d’eau sur la coupe déjà pleine de ses griefs, la destitution de Butler, survenant par hasard à ce moment même, a pu paraître à un esprit vaniteux et prévenu le très grand effet de cette très petite cause. Quant à Butler, il n’est pas fâché non plus, pour déguiser les motifs vrais ou supposés de sa disgrâce, d’en rejeter la faute sur Mme X… et sur son piteux protégé. Hier donc, comme Mme X… remplissait dans le salon de l’hôtel ses fonctions volontaires de maîtresse des cérémonies, Butler, se promenant dans la galerie, prit soin de dire tout haut, en passant auprès d’elle : So, I am relieved of my command on the charge of a runaway parson[1]. Le mot fut entendu, relevé, et il s’ensuivit une scène des plus curieuses et des plus comiques. Butler, qui a la langue rude, qui se glorifie d’être un avocat, est resté maître du champ de bataille et a pris sur Mme X… sa revanche de Wilmington. En général, je dois le dire, le public de l’hôtel lui paraît favorable. Une députation des habitans unionistes du Kentucky est venue le trouver pour exprimer le vœu que le président lui donnât le commandement de leur état. Lui-même est si gai, si rond, si cordial, que je ne doute pas qu’il n’augmente de beaucoup d’amis personnels le nombre de ses partisans politiques. C’était un spectacle amusant que de le voir ce soir, dans le vestibule, avec sa forte carrure, sa redingote

  1. « Ainsi me voilà destitué sur l’accusation d’un chapelain déserteur ! »