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Clellan en 1862 le seul mois de juillet enleva 262 hommes sur 1,000, c’est-à-dire un grand quart de l’effectif ; mais cette guerre d’Amérique, si meurtrière qu’elle soit, n’a pas approché, dans ses plus mauvais momens, de la guerre de Crimée, où, durant l’hiver passé devant Sébastopol, le mois de janvier a enlevé dans certains régimens plus de 1,100 hommes sur 2,000. Je suis venu apprendre cela en Amérique.

La commission sanitaire a enregistré depuis trois ans un million de soldats qui ont passé dans ses hôpitaux. Elle les a fournis de vivres, de remèdes, de vêtemens, de souliers. Dans la seule ville de Washington, le soldier’s home, où les vétérans licenciés ou en congé s’arrêtent pendant la longue formalité du règlement de leurs papiers, coûte 12,000 dollars par semaine. Et ce qui est plus merveilleux encore que ces dons immenses, c’est l’ordre, la régularité, la discipline parfaite de cette administration improvisée ; c’est enfin le dévouement des hommes qui donnent plusieurs années de leur vie à cette grande œuvre de charité patriotique. C’est là qu’on apprend à admirer l’Amérique et que les philanthropes de l’autre monde peuvent venir prendre des leçons ……….

J’ai revu plusieurs fois M. Seward dans sa petite maison de Lafayette-square, à deux pas de la Maison-Blanche et du ministère d’état, modeste demeure pour un tel personnage. Je l’ai trouvé tantôt seul, tantôt avec sa famille, quelquefois entouré de solliciteurs. Il faut l’entendre le soir, quand, fatigué des tracas de la journée, il s’étend dans son fauteuil en balançant son pied, et raconte de sa voix gutturale, et étouffée les anecdotes de sa vie politique. Sa vive physionomie s’anime d’un sourire ; avec l’apparence d’un laisser-aller extrême, il sait toujours garder la mesure de la convenance et de la courtoisie. Il parle de ses adversaires amicalement, sans rancune, avec un heureux mélange d’adresse diplomatique et de bonhomie sincère. Enfin il voit juste et clair, au-dessus des événemens actuels, au-dessus des idées et des passions de coterie : il a surtout le bon goût bien rare de ne point faire étalage de ses convictions. C’est ce qui lui vaut apparemment son injuste renommée de scepticisme et d’hypocrisie. Son indifférence présumée n’est au fond qu’un mélange de modération, d’impartialité et de bienveillance. Croyez-moi, ce n’est pas le tigre à pattes de velours, le Machiavel en action qu’on nous représente : il n’a ni cette puissance ni cette férocité, et ses méfaits se bornent peut-être au meurtre accidentel de quelque souris, croquée en tapinois sous le fauteuil présidentiel.