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laissait échapper par les fissures de ses volets fermés un rayon de lumière rouge et un bruit de voix avinées. Enfin voici le quai et sa longue rangée de trottoirs défoncés, ombragés de grands auvens de bois. Rue après rue et pier après pier, j’atteignis le marché à la viande, où le chemin s’engage dans des catacombes sanglantes, entre deux rangées épaisses et compactes de cadavres écorchés. Cette excursion nocturne dans les bouges mal peuplés du quartier de l’Ouest était sans doute pittoresque et digne du pinceau de Victor Hugo ou de Dickens. Le marché surtout, avec sa galerie souterraine entre deux murailles de chair sanglante, le demi-jour indécis qu’y jetaient quelques lampes fumeuses, le bruit étouffé du pied du passant solitaire, avaient quelque chose de fantastique et d’horrible comme le charnier du cyclope Polyphème ; mais pour un étranger sans guide, pressé par l’heure, qui ne peut plus revenir sur ses pas, n’ayant pour toute arme que son parapluie, porteur d’ailleurs d’un sac plein d’or, cette promenade avait une autre et non moins vive source d’intérêt, et c’est avec plaisir que j’apercevais de temps en temps, au coin des rues, la haute stature, les grandes mains gantées de buffle, les grandes bottes noires et l’uniforme carré du policeman.

Dans ces capitales qui s’appellent Paris, Londres et New-York, on découvre chaque jour des aspects nouveaux du hideux et du terrible. Sous le masque brillant de la ville officielle, voilà ce qui s’agite au fond de l’égout. New-York a son quartier des Five-Points, qui est l’analogue de notre ancienne Cité : comme dans certains quartiers de Londres, on ne s’y aventure que suivi de deux policemen. Boston aussi a son quartier dantesque, à l’entrée duquel on peut dire : Lasciate ogni speranza, si l’on n’est pas prêt à se défendre et guidé par le bon ange de la police. Il en est de même dans tous ces lieux où le commerce, en apportant les richesses du monde, en dépose aussi l’écume et l’ordure. La charité aventureuse des dames de New-York n’a pas craint de pénétrer dans ces horreurs et de bâtir une école au milieu des bouges fangeux et pourris dont elles entreprenaient de régénérer les habitans. L’école des Five-Points prospère à souhait, et il ne lui faudra pas beaucoup d’années pour relever le niveau moral de cette population de hasard jetée là par la débauche et instruite par la misère à tous les vices, tant l’école, ou, comme il est de mode aujourd’hui de le dire en style figuré, tant la lumière est le moyen d’assainir et de féconder l’âme humaine !….

On parle ici de la démission prochaine de M. Fessenden. Il annonce, dit-on, l’intention de reprendre son siège au sénat en quittant ce ministère des finances si ingrat et si pénible, rocher de Sisyphe à soulever sans cesse pour le voir retomber chaque fois sous