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elle aurait eu à lutter contre les Anglais, les Allemands, les Belges, pourvus depuis longtemps déjà de l’outil le plus puissant que le génie moderne ait mis entre les mains du travail. Si notre territoire n’avait pas été, lui aussi, bardé de rails, du nord au sud, de l’est à l’ouest, la réforme, quelque légitime qu’elle fût en principe, aurait pu sembler périlleuse, ou du moins elle n’aurait point produit les effets souverains et immédiats qui ont dépassé toutes les prévisions. Ce n’est donc que justice de porter au crédit des chemins de fer l’application récente de la liberté commerciale et l’impulsion qu’elle a imprimée aux échanges.

La grande industrie ne s’est réellement développée en France que depuis l’établissement des voies ferrées. Jusque-là, tout en conservant un rang élevé, souvent même le premier rang quant à l’élégance et à la perfection des produits, l’industrie française demeurait organisée sur une petite échelle ; les capitaux lui manquaient ; elle était mal outillée, elle éprouvait de graves difficultés à se procurer les matières et la main-d’œuvre ; elle produisait peu et chèrement, bien différente en cela de l’industrie anglaise, dont la fabrication, montée en grand, obtenait par la multiplicité des relations et par l’économie des transports un approvisionnement assuré de matières premières, de capitaux et de bras. Du jour où nos manufactures ont pu disposer des mêmes moyens de communication, elles ont commencé à s’agrandir et à s’organiser en vue d’une production plus abondante et moins coûteuse. Elles ont profité de l’éveil donné aux petits capitaux, qui, rassurés par l’exemple que leur offraient les compagnies de chemins de fer, n’ont plus hésité à s’engager dans les grandes entreprises industrielles. Leur outillage s’est perfectionné, il s’est même renouvelé presque entièrement, grâce aux progrès que l’exploitation des voies ferrées a réalisés dans la construction des machines, dans le travail des métaux et dans l’emploi du combustible. Désormais nos manufactures peuvent faire venir à peu de frais leurs matières premières, comme elles étendent le rayon de leurs marchés de vente ; elles n’ont plus à redouter au même degré la rareté ni les intermittences de la main-d’œuvre. Ce sont là les conditions nécessaires de la grande industrie, et si certains esprits, trop frappés de quelques inconvéniens que semble présenter au premier abord cette transformation des ateliers, méconnaissent les avantages du nouveau régime, un examen plus attentif et l’expérience devront les convaincre tôt ou tard que la révolution qui s’opère sous nos yeux était inévitable, que la concurrence exigeait impérieusement la concentration des forces productives, que les erremens de l’ancien système étaient devenus incompatibles avec les intérêts du travail et avec les besoins