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refusé de lever la main pour le nouveau régime. Proudhon lui en fait un reproche comme d’une coquetterie de conscience. « Depuis la révolution, dit-il, on ne prête plus serment à un homme, on le prête au peuple et on le légitime par son opposition. » La démocratie n’en persiste pas moins dans une politique d’attente. Le décret de novembre dénoue la langue du corps législatif. La vaillante opposition des cinq, reprenant la liberté à son origine, fait de la discussion de l’adresse une véritable constituante d’une quinzaine. Sa parole porte ; l’opinion retourne à la liberté. L’heure du scrutin approche ; que dira le suffrage universel ? On attend la réponse. Une portion de la démocratie, toujours noyée dans sa tristesse d’inconsolable Rachel, plonge de plus en plus dans l’abstention ; mais le peuple veut faire quand même acte de présence : Proudhon change d’idée, il entend fermer l’entrée de la chambre à l’opposition ; il prend gravement sa tête dans sa main, il imagine la bouffonnerie d’un vote qui vote et qui ne vote pas, il conseille au peuple de porter dans l’urne du papier et rien que du papier. Il déguise le suffrage universel en blanc, comme pour une partie de bal masqué. C’était l’abstention sous la forme d’une attrape.

Et le même homme qui avait engagé la démocratie à prêter serment, changeant aujourd’hui de parole comme de conduite, fulmine une brochure contre ce qu’il appelle la démocratie assermentée ; il retourne sa thèse en sens inverse, il affirme avec la même intrépidité de conviction que la démocratie a prêté serment « non pas au peuple, mais à un homme, » et il insinue par la même occasion qu’elle pourrait bien avoir commis un parjure. Le peuple vote néanmoins ; l’union de la classe bourgeoise et de la classe ouvrière donne la victoire, de ville en ville, au parti de la liberté. Proudhon en éprouve la même tristesse que le pouvoir, et sous le coup de sa défaite, il écrit le libelle de la capacité électorale des classes ouvrières, — de la capacité, le mot dit tout. Il n’y a d’électeur capable que l’électeur qui vote comme Proudhon. Il remue la lie de 1848 à pleine main, il cherche encore à aigrir la classe ouvrière contre la classe bourgeoise ; mais il parle au vent, le peuple ne l’écoute plus, il sait par expérience où l’a mené la guerre de classe à classe ; il ne pense pas que la prospérité de Cayenne vaille la peine de recommencer la sinistre école de juin. Alors Proudhon écoule sa mauvaise humeur de tribun éconduit sur l’opposition du corps législatif, et il affirme et imprime que le gouvernement a toujours raison contre elle en toute occasion et sur toute question. « Monseigneur, vous avez menti, » disait De Maistre à Bossuet. — A quoi sert l’opposition ? demande Proudhon ironiquement. — Eh ! mon Dieu ! elle sert à réparer le mal que vous avez fait à la liberté.

Mais voici que Proudhon lui-même, averti par l’heure sévère,