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ventre de sa mère, comme cet autre désemparé de biblique mémoire : on y laisse un lambeau de soi-même, quand on n’y périt pas tout entier. A l’heure où l’étoile mourante du gaz ne jette plus sur le pont vide qu’une lueur pâle, le passant de la dernière heure voit tout à coup une ombre humaine apparaître et disparaître : un bruit dans l’eau, puis un remous, et puis rien, si ce n’est le deuil ignoré d’une mère au fond d’un village. Voilà où mène l’ambition à outrance ; il faut qu’elle arrive ou qu’elle meure, et, lors même qu’elle arrive, elle garde sur le cœur l’injure de l’attente. Mais Proudhon, caractère âpre poussé sur le granit du Jura, ne cédait pas à la mollesse voluptueuse de la mélancolie ; il y avait en lui’ ce vieux levain de Jacques Bonhomme qui, selon l’heure et le lieu, sait toujours faire sa jacquerie. Le présent est maigre pour lui ; la trentaine approche, elle fuit déjà ; le jour tombe après le jour, et ne laisse en partant sur la tête du surnuméraire de la renommée que la même espérance et la même déception. Proudhon n’en travaille pas avec moins d’acharnement ; il prépare son équipement en silence. Le voilà maintenant armé ; il va entrer en campagne.

Mais que faire au milieu du troupeau serré des candidatures ? Suivre la foule qui coule homme par homme, et marquer le pas à chaque temps d’arrêt ? La tête grisonne à ce métier ; il vaut mieux brusquer la partie. Proudhon sort des rangs, le pistolet au poing. — Place ! me voici ! — Et il tire ce coup à poudre dont il a été parlé. A partir de ce moment, il relève son front jusqu’alors penché sur l’œuvre d’autrui, et il lance à la classe favorisée son cri de guerre : « la propriété, c’est le vol !… » Qui donc a-t-elle volé ? Voilà une terre vierge qui ne porte que de la broussaille ; nul n’y vit ou n’en vit ; c’est une non-valeur pour tout le monde, excepte pour le blaireau. Triptolème met le feu au maquis, et sur la cendre encore chaude de la ronce il passe la charrue. A qui a-t-il nui ? Au blaireau peut-être ; mais il a rendu service du moins à quelqu’un, ne fût-ce qu’à Triptolème.

La culture de sa terre lui donne plus que sa provision, autrement il ne saurait pas compter : il n’aurait pas prévu l’année de disette. Que fera-t-il de son excédant de moisson ? Il le cède au voisin pour une part équivalente de travail, et chacun y gagnera en vertu de la loi de l’échange. Cependant le voisin préfère l’état de propriétaire à l’état de salarié ; qui l’empêche de satisfaire son désir ? Il n’a qu’à défricher à son tour la lande disponible le long de la propriété de Triptolème ; Triptolème lui prêtera volontiers sa charrue moyennant redevance pour l’usure, et il lui repassera son expérience acquise par-dessus le marché. Si un premier champ apporte au premier groupe agriculteur un supplément d’existence, un second champ ne peut qu’ajouter une facilité de plus à la recherche