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rouges, et la physionomie tout entière est au repos avec une expression inquiétante. Ce n’est pas là une créature abstraite sortie du cerveau d’un peintre ; c’est une femme réelle qui a vécu, une sœur de la Monna aussi compliquée, aussi pleine de contrastes intérieurs, aussi indéchiffrable que l’autre. Est-ce une nonne, une princesse ou une courtisane ? Peut-être les trois à la fois, comme cette Virginie de Leyva dont on vient de déterrer l’histoire. Avec la pâleur mate du cloître, elle a la splendide nudité du monde, et l’incarnat des lèvres sur l’immobile figure blanche semble une fleur de pourpre éclose sur un sépulcre. Il y a une âme, une âme inconnue et dangereuse, qui dort ou veille sous cette poitrine de marbre.

Dans ce domaine, les plus grands maîtres sont les Vénitiens, Titien au premier rang. Les portraits de Raphaël (il y en a cinq ici) me disent moins de choses ; il donne simplement, sobrement, largement l’essentiel du type, mais non, comme l’autre, la profonde expression morale, la physionomie mouvante, l’originalité personnelle absolument infinie, tout le dedans de l’homme. On compte ici huit ou dix portraits de Titien, André Vesale l’anatomiste, l’Arétin, Luigi Cornaro, le cardinal Hippolyte de Médicis en costume de magnat hongrois, tous vivans avec un regard étrange, inquiétant, inquiété, quoique immobile, — Philippe II d’Espagne, debout en costume d’apparat, culottes bouffantes, bas montant jusqu’au milieu de la cuisse, être blafard, à sang froid, à mâchoire saillante, qui semble avorté, disproportionné, inachevé, figé de naissance et par l’étiquette, mais surtout un patricien de Venise dont on ne sait pas le nom, l’un des plus grands chefs-d’œuvre que je connaisse. C’est un homme de trente-cinq ans, tout en noir, blême, au regard fixe. Le visage est un peu amaigri, les yeux sont d’un bleu pâle ; une mince moustache rejoint la barbe rare. Il est de grande race et d’un haut rang, mais il a moins joui de la vie qu’un manœuvre ; les délations, les anxiétés, le sentiment du danger, l’ont creusé et miné par une usure incessante et sourde. Tête énergique, fatiguée et songeuse, qui connaît les résolutions soudaines aux noirs tournans de la vie ! Elle luit dans son entourage de tons sombres comme une lampe qui vacille dans un air funèbre.

Parfois la vérité est si vive que le portrait, sans que le peintre y songe, atteint le plus haut comique. Tel est celui que Véronèse a fait de sa femme. Elle a quarante-huit ans, l’air d’une douairière de cour, un double menton et une coiffure de caniche ; avec sa robe de velours noir qui se décolleté en carré dans un encadrement de dentelles, elle représente, elle a tous ses atours : ample personne, bien conservée, bien étalée, majestueuse et de bonne humeur, et dont la chair rouge, le contentement parfait, l’arrondissement