Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

péniblement sur un bras et revoit avec regret la lumière. Qu’il est triste de rouvrir les yeux et de sentir qu’on va porter une fois encore le faix d’une journée humaine !

A côté d’elle, un homme assis se tourne à demi d’un air sombre, comme un vaincu irrité et qui attend. Quel sera l’effort et le craquement lorsque cette masse de muscles qui sillonnent le torse s’enflera et se tendra pour étreindre un ennemi ! Sur l’autre tombeau, un captif inachevé, la tête à peine dégrossie dans sa gaine de pierre, les bras raidis, le corps tordu, soulève toute son épaule avec un geste formidable. Je vois là toutes les figures de Dante, Ugolin rongeant le crâne de son ennemi, les damnés qui sortent à demi de leur sépulcre de braise ; mais ceux-ci ne sont point des maudits, ce sont des âmes magnanimes blessées qui s’indignent justement contre la servitude.

Une grande femme étendue dort ; auprès d’elle est un hibou, posé contre son pied. C’est le sommeil de l’accablement, l’engourdissement morne de la créature surmenée qui s’est affaissée et demeure inerte. On l’appelle la Nuit, et Michel-Ange écrivit sur le socle : « Dormir m’est doux, et encore plus d’être de pierre, — tant que dure la misère et la honte. — Ne pas voir, ne pas sentir, voilà ma joie. — Ainsi ne m’éveille pas ! ah ! parle à voix basse. » Il n’avait pas besoin de ces vers pour faire comprendre le sentiment qui avait conduit sa main ; les statues seules parlent assez haut. Sa Florence venait d’être vaincue ; en vain il l’avait fortifiée et défendue : après un siège d’un an, le pape Clément l’avait prise. Le dernier gouvernement libre était détruit. Des mercenaires allaient dans les maisons tuant les meilleurs citoyens. Quatre cent soixante émigrés étaient condamnés à mort par contumace ou lisaient dans toute l’Italie la proclamation qui mettait leur tête à prix. On avait fouillé le logis de Michel-Ange pour le saisir et l’emmener ; sans un ami qui l’avait caché, il aurait péri. Il avait passé de longs jours enfermé dans cet asile, sentant la mort qui prenait les plus nobles vies et qui tournait autour de la sienne. Si ensuite le pape l’avait épargné, c’était par intérêt de famille et pour qu’il achevât la chapelle des Médicis. Il s’y enferma, il y travailla avec furie, il essaya d’y oublier, dans la contention de l’esprit et la fatigue des mains, la ruine de la liberté vaincue, l’agonie de la patrie foulée, la défaite de la justice écrasée, le tumulte de ses ressentimens comprimés, de son désespoir impuissant, de ses humiliations dévorées, et c’est la révolte indomptable de son âme raidie contre l’oppression et la servitude qu’il a mise ici dans ses vierges et dans ses héros.

Au-dessous d’eux, le silencieux Laurent, sous son casque de guerrier, tragique et muet, la main posée sur sa lèvre, va se lever.