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est chez soi. Tout cela est à vous, et quelle propriété commode ! Des conservateurs et des majordomes sont là pour tenir tout en ordre, bien épousseté et bien intact ; on n’a pas même besoin de leur rien demander, les choses vont d’elles-mêmes, sans accroc ni heurt, sans qu’on s’en inquiète ; c’est le monde idéal tel que nous devrions l’avoir. Le jour est beau, les vitres luisantes jettent un reflet sur quelques blanches statues lointaines, sur un torse rosé de femme qui sort vivant des noirceurs de l’ombre. A perte de vue, des empereurs et des dieux de marbre développent leurs files jusqu’aux fenêtres d’où l’on voit l’Arno remuer les petites crêtes, les nielles argentées de ses flots et de ses remous. On entre dans le détachement et la douceur de la vie abstraite ; la volonté se détend, le tumulte intérieur s’apaise ; on se sent devenir moine, moine moderne. Là comme autrefois dans les cloîtres, l’être intime, délicat, étouffé par les nécessités de l’action, se dégage insensiblement pour entrer en commerce avec les figures affranchies des nécessités de la vie. Il est si doux de ne plus être ! il est si naturel de ne pas être ! Et c’est un royaume si paisible que celui des formes humaines retirées du conflit humain ! La pure pensée qui les suit a conscience que son illusion est passagère : elle participe à leur sérénité incorporelle, et le rêve, promené tour à tour sur leurs voluptés et sur leurs violences, lui rapporte la plénitude sans la satiété.

Sur la gauche des corridors s’ouvrent des cabinets précieux, la salle de Niobé, celle des portraits, celle des bronzes modernes, chacune avec son groupe distinct de trésors. On sent qu’on est maître d’entrer, que les grands hommes vous attendent. On choisit, on revoit la Tribune ; cinq statues antiques y font cercle : un esclave aiguisant son couteau, deux lutteurs enlacés dont tous les muscles se tendent et s’enflent, un charmant Apollon de seize ans dont le corps uni a toute la souplesse de la plus fraîche adolescence, un admirable faune qui se sent de son espèce animale, joyeux sans arrière-pensée et dansant de tout son cœur, enfin la Vénus de Médicis, une fine jeune fille avec une petite tête délicate, non point une déesse comme sa sœur de Milo, mais une mortelle parfaite, œuvre de quelque Praxitèle amoureux des hétaïres, sachant encore être nue, exempte de cette mignardise un peu fade, de cette coquetterie pudibonde que lui prêtent les copies et que ses bras restaurés, ses mains effilées par Bernin semblent lui imposer. Elle est peut-être la copie de cette Vénus de Cnide de laquelle Lucien conte une si étrange histoire, et l’on pense devant elle aux baisers des jeunes gens qui collaient leurs lèvres sur son marbre, aux cris de Chariclès qui, en la voyant, appelait Mars le plus heureux des dieux. Autour des statues, sur les huit pans de la salle, s’étagent les chefs-d’œuvre des premiers