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délicatesse frémissante de ses Vénus nues, par la beauté contournée et souffrante de ses créatures précoces et nerveuses, tout âme et tout esprit, qui promettent l’infini, mais ne sont pas sûres de vivre. Il y a dans tous les maîtres de ce temps, Mantegna, Pinturicchio, Francia, Signorelli, le Pérugin, un mérite semblable ; chacun d’eux invente par lui-même ; chacun se fait sa route, et marche dans sa voie par son propre essor. Que sa course soit limitée et que parfois il trébuche, peu importe, tous ses pas sont à lui, et son élan lui vient de lui, non d’autrui. Plus tard, les peintres feront mieux, mais ils seront moins originaux ; ils avanceront plus vite, mais en troupe ; ils iront plus loin, mais sous la main des grands maîtres. À mes yeux, la pensée disciplinée ne vaut pas la pensée libre ; ce que j’aperçois à travers une œuvre d’art comme à travers toute œuvre, c’est l’état de l’âme qui l’a produite. À inventer son but, même sans l’atteindre, on vit plus hautement et plus virilement qu’à l’atteindre sans l’inventer. Dorénavant les talens seront étouffés par les génies, et les artistes seront moindres quand l’art sera plus grand.


13 avril. — Fra Angelico.

Comme ils s’agitent et se travaillent dans ce XVe siècle ! Au milieu de cet atelier tumultueux et païen subsiste un couvent tranquille où pieusement, doucement, rêve un mystique des anciens jours, Fra Angelico de Fiesole.

Le couvent est demeuré presque intact ; deux cours carrées y développent leurs files de colonnettes surmontées d’arcades et leurs petits toits de vieilles tuiles. Dans une salle est une sorte de mémorial ou d’arbre généalogique portant les noms des principaux moines morts en odeur de sainteté. Parmi ces noms est celui de Savonarole, et il est mentionné qu’il périt par une accusation injuste. On montre deux cellules qu’il habita. Avant lui, Fra Angelico vécut dans le monastère, et des peintures de sa main décorent la salle du chapitre, les corridors et les murs gris des cellules.

Il était demeuré étranger au monde et continuait, au milieu des sensualités et des curiosités nouvelles, la vie innocente et toute ravie en Dieu que les Fioretti décrivent. Il vivait dans l’obéissance et la simplicité primitives, et l’on conte de lui « qu’un matin, le pape Nicolas V voulant le faire déjeuner, il se fit conscience de manger de la viande sans la permission de son prieur, ne pensant pas à l’autorité supérieure du pape. » Il refusait les dignités de son ordre et ne vaquait qu’à l’oraison ou à la pénitence. « Quand on lui demandait quelque ouvrage, il répondait avec une bonté d’âme singulière qu’on allât parler au prieur, et que, si le prieur voulait bien, lui ne manquerait pas. » Jamais il ne voulut peindre que des