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de leur aspect et de leur situation prennent une importance, et l’infidélité pittoresque de l’artiste serait maintenant aussi choquante que l’eût été jadis l’infidélité théologique du chrétien. Dans, cette imitation de l’apparence sensible, le premier point est la connaissance des dimensions que le recul donne aux objets ; leur grandeur varie pour l’œil avec la distance, et la vérité de l’ensemble est le fond indispensable sur lequel viendra se déployer la vérité du détail. Paolo Uccello, instruit par le mathématicien Manetti, donne les règles de la perspective, et passe sa vie en fanatique à développer les suites de son invention. On se réjouit et on s’étonne de comprendre par lui pour la première fois le dehors véritable des choses, de voir fuir un fossé, une allée, les sillons d’un champ labouré, de mesurer l’éloignement qui sépare deux personnages, de sentir le raccourci d’un homme couché les pieds en avant, d’apercevoir les changemens innombrables et rigoureusement définis que la moindre variation de distance imprime aux formes et aux dimensions d’une figure. Cependant Uccello va plus loin et peuple cette nature dont il a rétabli les proportions. Il s’est pris d’affection pour toutes les créatures vivantes, et les voilà qui par lui rentrent dans le cercle des sympathies humaines : chiens, chats, taureaux, serpens, lions « qui veulent mordre et pleins de fierté, » cerfs et biches « exprimant la vélocité et la crainte, » oiseaux avec leurs plumes, poissons avec leurs écailles, tous avec leur figure, avec leur naturel propre, jadis inaperçus ou dédaignés, maintenant retrouvés et ranimés ; on les démêle encore dans, ses fresques effacées de Santa-Maria-Novella, et le goût public le suit dans le chemin qu’il a frayé. Il peint chez les Médicis des histoires d’animaux, chez les Peruzzi les figures des quatre élémens, chacun avec un animal approprié, une taupe, un poisson, une salamandre, un caméléon. Désormais chacun veut contempler chez soi les vives images du monde humain et naturel. Sur les corniches intérieures des appartemens, sur les boiseries des lits, sur les grands coffres où se conservent les vêtemens, on fait peindre « des fables prises dans Ovide et les autres poètes, ou des histoires racontées par les historiens grecs et latins, semblablement des joutes, des chasses, des nouvelles d’amour,… des fêtes, des spectacles d’alors et autres choses semblables, selon ce qui plaît à chacun. » Il y en avait chez Laurent de Médicis « et aussi dans les plus nobles maisons de Florence. » Dello avait peint ainsi pour Jean de Médicis la garniture d’une chambre entière, et Donatello avait fait les stucs dorés des encadremens. Les anatomistes vont venir et répandre dans les maisons, à côté des calmes nudités antiques, les nudités musculeuses et agitées de l’art nouveau, toutes ces effigies sensuelles ou hardies que poursuivra le rigorisme de Savonarole. Quelle distance entre ces mœurs et celles des