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de l’Asie se regardent par-dessus la nappe bleue du Bosphore. En nulle contrée peut-être, les splendeurs de la nature, colorées d’ailleurs par l’immense reflet des souvenirs, ne se combinent d’une manière à la fois plus charmante et plus grandiose. Aussi, lorsque du bateau à vapeur on voit au loin s’ouvrir l’entrée du merveilleux détroit, est-il difficile de ne pas se sentir d’avance sous le coup d’une profonde émotion. D’un côté se déroulent les côtes de Thrace, de l’autre celles de Bithynie. Le bassin de la mer de Marmara, entouré de montagnes, se rétrécit peu à peu ; les falaises et les caps qui terminent les continens s’élèvent graduellement hors des flots ; la côte dessine ses pointes et ses baies, tandis que sur la droite les îles des Princes, aux escarpemens rouges ou jaunâtres rayés çà et là de verts taillis, semblent se détacher successivement du rivage, puis, vont, en se rapetissant et en se rapprochant les unes des autres, se perdre au milieu de la mer. En face, la péninsule doucement inclinée qui porte le dôme et les hauts minarets de Sainte-Sophie, les murs, les jardins du sérail et les innombrables maisons de Constantinople, se prolonge gracieusement dans le Bosphore comme pour en défendre l’entrée.

La scène change et devient encore plus belle lorsqu’on a pénétré dans le détroit et qu’il faut lutter contre le rapide courant de ce fleuve marin, portant à la Méditerranée le trop-plein de toutes les eaux que la Russie et l’Asie-Mineure ont versées dans la Mer-Noire. A gauche, au-delà de centaines de navires profilant sur le ciel leurs mâts et leurs cordages, s’étend le bassin recourbé de la Corne-d’Or, qui sépare la ville turque et son fouillis de constructions pittoresques des faubourgs chrétiens où s’élèvent des palais réguliers entourés d’arbres. De l’autre côté, sur la pointe d’Asie, apparaît la ville de Scutari autour de laquelle se dressent comme des lances les troncs noirs des cyprès et que domine la montagne de Boulgourlou-dagh aux longues pentes revêtues de bois. En amont commence le ravissant panorama qu’offrent les deux rivages parallèles de l’Europe et de l’Asie. Le long des hautes berges se développent en ligne presque continue de nombreux villages auxquels, suivant M. de Hammer, leur position escarpée a valu le nom d’échelles, transféré plus tard à tous les ports du Levant. Au-dessus s’élèvent des remparts de rochers, arides pour la plupart, qui limitent le champ de la vue et ramènent le regard sur les ravissans tableaux qui se succèdent sur l’une et l’autre rive. De distance en distance, on voit s’ouvrir de petites vallées qu’embellissent des groupes de châtaigniers ou de platanes, et dans le lointain les arcades blanches des aqueducs se détachant sur un fond de verdure. Le paysage change incessamment avec les contours du détroit, et tantôt on pourrait se croire sur un fleuve, tantôt sur un lac ; l’admiration est sans cesse tenue en éveil par de nouveaux aspects, mais elle n’a point le temps de se fatiguer, car après 26 kilomètres de navigation on sort du magnifique défilé de montagnes, et l’on voit se déployer jusqu’à l’infini de l’horizon l’immense rondeur de la Mer-Noire. Il est vrai que les