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qu’une actrice de premier ordre, Mme Fargueil, se voyait cette fois délaissée, les comparses tenaient le devant de la scène en faisant sonner leurs sonnettes. A l’extravagance des travestissemens venait se joindre l’argot du dialogue, nouvel attrait également emprunté au règne de la féerie, et qui, de même que le reste, n’est là qu’une manière d’accessoire et pour assurer un succès que la pièce livrée à ses propres ressources n’eût jamais fourni. Et c’est si vrai ce que j’avance, que, du moment où le drame cherche à s’engager, toute cette mascarade s’interrompt à miracle. Plus de toilettes funambulesques, plus d’argot ! Les princesses du turf descendent de cheval, déposent leurs cravaches et leurs marottes, elles s’habillent et parlent comme tout le monde. Même temps d’arrêt dans les caractères, mêmes inconséquences ! C’est que pendant les premiers actes l’auteur n’était occupé qu’à nous débiter des brochures, à barbouiller des arabesques sur son enseigne. Au conférencier de la salle Scribe succède brusquement le dramaturge. Assez de tirades et de mise en scène ! Il faudrait maintenant intéresser, émouvoir ! mais le temps presse, comment faire ? Mettre d’accord avec eux-mêmes tous ces masques demanderait bien du travail, et d’ailleurs où chercher le pathétique avec des personnages si grotesquement présentés ? Renoncer à toute espèce d’émotion sérieuse ou couper court à la logique des caractères, nulle autre alternative n’était possible : œuvre complexe et disjointe, merveille de décousu, d’incohérence ! Les caractères, à partir du troisième acte, ne se ressemblent plus ; vous les voyez se dérober, s’amender, rentrer leurs angles. L’odieux tourne au sentimental, et telle péronnelle à qui tantôt les plus sacrés intérêts du ménage soulevaient le cœur de dégoût, et qui ne détournait même pas du miroir son visage maquillé pour répondre aux honnêtes remontrances de son mari, devient subitement, et par une illumination d’en haut, la plus admirable et la plus sublime des mères. La bouche habituée aux indécens jargons éclate en ritournelles éloquentes dont chaque phrase est chargée à en coulera fond de sensiblerie et de pathos mélodramatique. On a dit : Les peuples ont les gouvernemens qu’ils méritent. Le mot peut s’appliquer au théâtre. Les publics aussi ont les ouvrages qu’ils méritent, et c’est parfois bien juger son siècle et procéder en homme d’esprit que de mystifier, en lui faisant payer les violons, une foule chez laquelle le niveau intellectuel et moral s’est assez abaissé pour qu’elle se reconnaisse complaisamment dans de pareils types. Vérité en-deçà des fortifications, erreur au-delà ! Tel est d’ailleurs le mérite intrinsèque de ces prétendus tableaux de mœurs contemporaines qu’il suffit de les changer de place pour qu’à l’instant le même monde qui les applaudissait hier au Vaudeville les trouve faux et saugrenus. On sait ce que valent les reprises des meilleurs chefs-d’œuvre de ce répertoire : la moindre distance agit là-dessus comme le temps. Deux heures de chemin de fer, du département de la Seine transportez-les dans Seine-et-Oise, et voilà toute cette littérature qui s’effrite, tombe en loques, tout ce grand succès qui