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montagnes de la Caroline du nord abritent tout un peuple de déserteurs et de conscrits réfractaires. C’est en vain que les fanatiques débitent des fables puériles : — les Yankees brûlent les enfans, outragent les femmes. Sherman, comme Pharaon, a donné l’ordre exprès d’égorger tous les mâles. — Ces folies ont le crédit qu’elles méritent, et la rébellion s’éteint partout où l’armée victorieuse a passé.

Comme toutes les guerres civiles où la passion plutôt que l’obéissance a poussé les hommes, cette lutte a été implacable et féroce. Le caractère américain et sa brutalité proverbiale m’en expliquent suffisamment les excès. Nous-mêmes, il n’y a pas cent ans encore, nous avons éprouvé à quelles extrémités criminelles une guerre civile et sociale peut pousser un peuple dont on vante l’humanité. Nos massacres de la Vendée, nos noyades de la Bretagne, nos mitraillades et nos échafauds n’ont pas empêché pourtant qu’au fond nous ne fussions un même peuple, exaspéré un jour contre lui-même par les convulsions d’une grande métamorphose, et que, sauf une poignée d’émigrés morts en exil, la France au lendemain de la révolution ne se soit retrouvée tout entière et aussi unie que par le passé. Les guerres civiles ensanglantent, démembrent, mais ne détruisent jamais : plus cruelles, elles sont aussi plus vite oubliées. La nationalité anglaise n’a-t-elle pas résisté à des siècles de guerre civile ? L’Italie, si longtemps disparue du nombre des nations, ne recouvre-t-elle pas aujourd’hui, comme par miracle, l’unité et la vie ? Je crois plus que jamais à l’unité naturelle des États-Unis ; je les crois géographiquement, moralement et politiquement indivisibles. Comme les nouveaux territoires, les états du sud se repeupleront après la guerre d’habitans venus de toutes les parties de l’Union ; les hommes libres du nord apporteront leurs bras et leurs capitaux sur la terre conquise à l’esclavage, et « l’éternelle antipathie » de ces deux races prétendues hostiles se dissipera avec la fumée des incendies et des canonnades.

On raconte qu’en entrant à Milledgeville 300 soldats se sont assemblés au state-house pour reconstruire à leur façon l’état de Géorgie. Ils nommèrent une législature, un gouverneur, un ministère, et jusqu’à des députés au congrès. Des résolutions furent votées : on proclama unanimement que la sécession était a damned piece of nonsense, après quoi l’assemblée se dispersa, ayant rendu un état à l’Union. Le gouverneur était de l’Ohio, le ministre d’état du New-Hampshire ; les sénateurs, l’un d’Illinois, l’autre de New-York : tous les états étaient représentés dans cet abrégé de gouvernement. Cette mascarade est l’image vraie de la restauration qui suivra la conquête.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.