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chaîne, non pas comme des amis qui se donnent la main. A supposer même que l’intérêt soit au fond le vrai mobile des affections humaines, croyez-vous qu’un fils respecte mieux son père, s’il le regarde comme un débiteur forcé que s’il n’en doit rien attendre, et s’il lui est tout au plus permis d’espérer de la tendresse paternelle ce que la loi ne lui a point donné ? Dans la famille française, le père n’est trop souvent aux yeux du fils que le dépositaire provisoire de son bien, l’homme d’affaires qui pour le moment règle ses comptes et qui bientôt devra les lui rendre. J’aime encore mieux la famille américaine, où le fils n’attend rien du père à moins qu’il ne l’ait mérité.

En Angleterre, pour un aristocrate, le droit d’aînesse fait vingt hommes de labeur et d’entreprise qui enrichissent leur pays. Les aînés eux-mêmes sont les protecteurs nés de la famille ; dans le rang élevé qu’ils occupent, l’opinion les oblige à faire un noble emploi de leur fortune et de leurs loisirs, et l’on ne peut certes pas dire qu’ils soient inutiles à leur pays. En France, nous avons à leur place vingt aristocrates râpés, qui vivent maigrement de leurs rentes et croiraient déroger en gagnant leur vie. Ils encombrent les antichambres du pouvoir et mendient l’aumône d’une petite place. On a raison de dire que l’administration est l’aristocratie de la France. A tout le moins, on y contracte tout le formalisme mesquin et tous les préjugés vaniteux des aristocraties. Il y a longtemps d’ailleurs que l’orgueil de ce qu’on appelait chez nous l’aristocratie était fondé non plus sur le sentiment de la force et de l’indépendance individuelle, mais sur l’esprit de cour, c’est-à-dire sur l’esprit d’antichambre ; la noblesse française n’était plus, révérence parler, qu’une domesticité élégante et privilégiée. La faveur en était la reine : elle l’est encore aujourd’hui. Elle était fière de sa livrée et de sa vie oisive : voyez de quel air un fonctionnaire toise un simple mortel, avec quel mépris superbe le chien de garde de la fable, l’honnête homme du XVIIe siècle, toujours vivant parmi nous, apostrophe le pauvre loup sauvage et affamé.

De même qu’autrefois on ne concevait pas de félicité plus grande que de servir la personne du roi, nous ne connaissons pas de plus grand honneur que d’être les instrumens de l’autorité. Nous aimons à nous appuyer sur elle, à en obtenir des privilèges, à nous distinguer des taillables pour faire partie des taillans, à prendre des airs de gouvernement, à entrer en un mot dans le nombre des élus. Et comme ce nombre est immense aujourd’hui, comme tout le monde a l’ambition d’y être, comme aussi la division et la modicité des fortunes en font une nécessité, il arrive que l’administration, ses candidats et ses invalides composent à peu près tout le peuple.