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vaincus. Ici les partis savent au contraire virer de bord, quand ils se voient jetés à la côte, et c’est grâce à ces évolutions opportunes qu’ils conservent tout leur équipage. Cette politique de concession effarouche-t-elle votre sévérité ? C’est pourtant le seul moyen de ne pas devenir un corps mort, un tronc inerte sans bras ni jambes, sourd, muet et aveugle, et conservant seulement dans son impuissance la vaine consolation de sa libre et secrète pensée. Il n’y a rien de honteux à faire ainsi la part du feu, à jeter à la mer une partie de la cargaison pour sauver le reste. L’avenir n’est pas aux partis qui se laissent silencieusement et stoïquement couler à fond, ni à ceux qui, pour sauver leur vie, cherchent un refuge dans une reddition déshonorante ; il est à ceux qui savent se maintenir à flot. Bons ou mauvais, il y a des faits accomplis qu’il faut subir, car on perd son temps à les combattre : telle est ici l’abolition de l’esclavage, tel est chez nous le suffrage universel. La force des choses, qui contraint les esclavagistes à voter pour l’abolition, condamne nos conservateurs à devenir démocrates, s’ils veulent ressusciter la liberté…


24 décembre.

La querelle canadienne s’apaise, et le vote qui doit rompre le traité de réciprocité est renvoyé après les vacances de Noël pour être soumis à considération plus mûre. Le gouverneur-général, lord Monck, a compris et fait son devoir : il a ordonné la poursuite des fugitifs ; l’un d’eux a été ressaisi, on espère s’emparer bientôt des autres. En même temps il a fait une proclamation pour recommander au peuple une neutralité sans reproche. De son côté, le congrès s’adoucit ; sa grande affaire est en ce moment la croisade des radicaux contre le réactionnaire Seward.

On a dit que le président Lincoln n’était qu’un homme de paille, une marionnette dont M. Seward agitait les fils. Il paraît au contraire que, sous sa rude écorce et avec sa bonhomie naïve, M. Lincoln est un véritable homme d’état, plus souple et plus délié dans les intrigues politiques que beaucoup de praticiens rompus dans les cabinets. Il a su, sans dévier jamais, se tenir assis en équilibre entre les deux factions hostiles du parti républicain. Tant que l’opinion publique a demandé des temporisations et des demi-partis, M. Seward est demeuré maître absolu dans le cabinet. Aujourd’hui que les eaux de l’opinion l’abandonnent, il risque de rester à sec sur la plage déserte de son ministère d’état. La responsabilité ministérielle, pour n’être pas constitutionnelle en Amérique, n’en est pas moins une loi naturelle à laquelle le gouvernement ne peut échapper. Le jeu de ce rouage caché est sans doute plus lent et plus