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chez les fils des paddies irlandais[1]. A tout le moins, elle est un cauchemar pour le Canada, qui ne rêve en ce moment que fenians envahisseurs et voit déjà dans la nombreuse population irlandaise à laquelle il a lui-même donné asile un monstre prêt à le dévorer. Encore un brigandage des confédérés, et voilà la guerre entamée, voilà les hordes celtiques précipitées sur les colons de l’Amérique anglaise ! Dans la colère du premier mouvement, le général Dix, commandant le département militaire du nord, avait lancé une proclamation belliqueuse qui autorisait les populations attaquées à des représailles sur leurs voisins. Le congrès discutait l’armement d’une marine sur les lacs et la rupture immédiate de ce traité de réciprocité qui, étendant aux sujets britanniques toutes les immunités commerciales des États-Unis, désarme et désintéresse au Canada le parti de l’annexion américaine. Tout penchait donc à la guerre ; mais le gouvernement, plus sage, est venu mettre le holà. Le président, guidé par son propre bon sens ou cédant à l’influence toujours prudente de son ministre d’état, a désavoué le manifeste du général Dix en le contraignant lui-même à se rétracter. Enfin M. Sumner, avec une sagesse et une modération qui l’honorent, a combattu énergiquement dans le sénat les mesures de guerre, insistant pour que le traité de commerce ne fût pas rompu sans qu’on donnât au Canada l’avertissement préalable précédant de six mois la rupture, et que

  1. Depuis les derniers troubles d’Irlande, les fenians ont achevé de déchirer le voile qui couvrait leurs secrètes menées. Ils se sont constitués en république élective, sur le modèle de la république des États-Unis. Ils ont nommé un congrès, qu’on a vu siéger dernièrement à Philadelphie, et un président, qui est le colonel O’Mahoney ; ils ont émis un emprunt remboursable après l’établissement de la république d’Irlande, organisé une armée, acheté même à New-York un capitole, où ils ont installé leur gouvernement au milieu de tout l’appareil d’une souveraineté de théâtre. Ils parlent tous les jours de faire une descente en Irlande, où ils ont de nombreux affiliés, et d’en balayer « les myrmidons de la tyrannie anglaise. » Le Herald, qui se fait leur journal officiel, prophétise qu’avant un an d’ici l’Angleterre sera devenue une république. Les choses en restent là, et tandis que le produit de l’emprunt se gaspille d’avance en préparatifs extravagans, les pauvres gens à qui l’on a fait un devoir patriotique d’y engager leurs économies risquent fort de ne les recouvrer jamais. On accuse le gouvernement américain de complicité secrète avec les fenians. Ce reproche est injuste. C’est bien sur leur requête que le président Johnson a mis en liberté le fameux John Mitchell, un des chefs de l’insurrection irlandaise de 1848, compromis depuis dans la rébellion des états du sud ; mais le gouvernement n’a cessé de les décourager par ses conseils et de démentir les bruits d’alliance complaisamment répandus par leurs chefs. Il n’a aucun désir d’entrer en lutte avec l’Angleterre, et peut-être aurait-il déjà mis à la raison ces énergumènes, s’il n’était forcé de ménager l’opinion publique. Il faut se rappeler enfin que l’on jouit en Amérique d’une liberté de réunion et d’association illimitée. Dans ce pays, où tout le monde porte un revolver chargé dans sa poche, ce n’est pas un crime de revêtir un uniforme et de parader dans les rues le fusil sur l’épaule. Le président n’a pas le droit de gêner des citoyens dans l’exercice de leur liberté naturelle, à moins qu’ils ne compromettent Sérieusement la paix publique, et ce serait faire trop d’honneur aux fenians que de les supposer dangereux.