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cette ressource. L’ancien régime avait refusé aux écrivains et au public l’éducation de la liberté ; les écrivains et le public furent trompés par leur inexpérience. Il en arrive toujours ainsi aux pouvoirs qui n’ont pas su accorder à temps à la prudence les concessions qu’ils se laissent surprendre et arracher par la force des choses, aux pouvoirs qui attendent pour céder que la sibylle ait brûlé son dernier feuillet.

Les faits politiques contemporains nous suggèrent trop souvent malgré nous ces soucieuses pensées. Les personnes qui auront lu dans le Moniteur le compte-rendu des débats de l’adresse au sénat ne nous accuseront certainement point d’un excès d’humeur noire. Quand nous songeons que cette assemblée, d’après notre constitution, est la réunion des illustrations de la France, nous avouerons que nous sommes médiocrement flattés de voir notre pays illustré aux yeux du monde par certaines harangues dont au surplus le sénat a l’air de n’être pas moins embarrassé que nous-mêmes. Nous ne savons au juste ce qu’il est permis ou interdit à la presse d’exprimer au sujet des discussions de nos assemblées. Une note récemment insérée au Moniteur a plutôt intimidé qu’éclairé les journaux sur ce point délicat. Peut-être n’encourrait-on aucun risque, si l’on n’avait à décerner que des éloges ; mais le moyen de trouver quelque chose à louer dans le discours de M. de Boissy, si ce n’est ses vœux en faveur du régime parlementaire et sa protestation contre l’introduction en France de garnisons de régimens arabes ! Si M. de Boissy n’était point sénateur et si son discours était une brochure, nous serions moins embarrassés pour signaler dans les disparates, le décousu, les naïvetés de ses opinions et de son langage l’image vivante de l’anarchie morale et de l’insuffisance d’éducation politique qui nous affligent dans la société actuelle. On pensera ce qu’on voudra des opinions et du talent de M. de Boissy ; mais qu’il puisse faire entendre au sénat certaines choses dites par lui, — et elles sont dites, — comme il le constate lui-même, c’est un phénomène extraordinaire qui demeure attaché à la bizarre figure de notre époque. Certains passages de son discours produisent une stupéfaction dont on ne revient pas, on lit avec un égal ébahissement certaines interruptions qu’il provoque, et l’on n’est pas moins étonné de la docilité avec laquelle la sténographie du Moniteur reproduit ces choses-là. N’insistons pas sur ces audaces qu’un public trop narquois excuse parce qu’il s’en amuse ; mais la partie sérieuse des discussions du sénat révèle des aspirations et des conflits d’opinions qui excitent aussi de curieuses surprises. Quoi de plus singulier par exemple que la statistique présentée par M. de Vincent, adversaire de l’instruction laïque, touchant les résultats obtenus par les établissemens d’éducation que dirigent les communautés religieuses ? S’attendait-on à apprendre que le quart de la promotion de l’école de Saint-Cyr a été fourni l’année dernière par le collège des jésuites de la rue des Postes ? Nous ne sommes nullement intolérans ; si la France jouissait de la plénitude de sa liberté, nous n’aurions aucune