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sur sa base. Même en faisant la part la plus large à la critique, en désavouant les siciliennes, les fanfares, et çà et là quelques vulgarités qui encore ne méritent pas tout le mal qu’on en a dit, tout homme ayant le sentiment du beau sera forcé de reconnaître l’immense valeur de cette musique, dont l’ensemble n’a pas fléchi. Où trouver un chant plus pur, plus inspiré que cette adorable romance d’Alice au premier acte, une phrase plus éperdument douloureuse que l’air de Bertram au troisième, une imploration plus émouvante que la cavatine de grâce ? Je me tais sur la couleur de la scène des nonnes, sur les magnificences de cet oratorio qu’on appelle le cinquième acte. Et c’est à un pareil musicien, à un pareil maître, que l’on vient reprocher de ne point placer assez haut son idéal !

J’aime fort l’esthétique, mais à la condition que les esthéticiens ne la gâteront pas, et que ce grand mot, superbement mis en honneur par Hegel en Allemagne,,ne signifiera point en France art de parler avec pleine impunité sur les sujets qu’on ignore. Autre chose est la statuaire au temps de Périclès, autre chose est la musique au XIXe siècle. La musique, art de conception toute moderne, a son histoire, sa technique, qu’un philosophe même doit connaître pour en discourir. Traitons l’olympe avec respect, vénérons les marbres d’Égine ; mais ne perdons jamais de vue le solfège et son histoire. Prétendre par exemple que depuis la Vestale et Moïse le finale était trouvé semblerait indiquer qu’avant Spontini et Rossini nul maître encore n’avait inventé rien de pareil à ces puissans morceaux. Et le finale de Don Juan, qu’en ferons-nous ? D’ailleurs l’invention ici importe peu. Prendrait-on par hasard la bénédiction des poignards dans les Huguenots, le chœur des évêques dans l’Africaine, pour des finales ? Les grands ensembles de Meyerbeer, ce prodigieux maniement des sonorités instrumentales et vocales dont, par condescendance pure, on veut bien tenir quelque compte à son talent, n’eurent jamais rien à voir dans le finale, qui est une forme italienne particulière à des traditions dramatiques avec lesquelles tout au contraire l’auteur des Huguenots et du Prophète s’efforçait de rompre. Donc ni Spontini, ni Rossini n’ont inventé le finale, qui, bien avant la Vestale et Moïse, avait, dans les Noces de Figaro et Don Juan, brillé, grâce à Mozart, d’un double et incomparable éclat. Et en outre parmi tant de morceaux que la gloire a déjà consacrés, — le trio de Robert, le duo de Valentine et de Raoul, les grands épisodes concertans des Huguenots, du Prophète, de l’Étoile du Nord, de l’Africaine, — vous ne trouverez pas un seul finale proprement dit. L’aimable Halévy n’y mettait point tant de façons. Il savait que ce n’est pas aux musiciens de fixer la théorie de la gravure en taille-douce, pas plus qu’il n’appartient aux architectes de professer le contre-point. Au lieu de disserter sur l’art, il causait de l’artiste, racontait sa vie et ses travaux, et promenait agréablement l’auditoire à travers les familières digressions. S’agissait-il d’un architecte par exemple, il évitait avec le plus grand soin de parler architrave, et se serait bien