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J’étais absent lors des débuts de Mlle Mauduit. Il y a quelques jours, l’Opéra donnait Robert ; l’occasion s’offrait à moi d’entendre la jeune cantatrice ; je la saisis. Déjà dans les concours publics du Conservatoire, cette nature d’artiste avait très sympathiquement agi sur son auditoire, et, passant de la Leonora du Trovatore à la Colombine du Tableau parlant, montré sa flamme et sa bravoure. A l’Académie impériale, cette fière énergie ne se dément pas, et si la gracilité physique du sujet disparaît un peu dans l’immense cadre, — sur cette voix limpide, chaude, passionnée, capable des accens les plus dramatiques, l’étendue de la salle ne peut rien. Tant de vibration, d’intensité, de calorique musical dans une organisation si délicate, si menue ! Involontairement on pense à l’oiseau. — Je ne connais pas au répertoire de rôle plus difficile que celui d’Alice : dans le drame, l’élévation tragique, le geste inspiré, côte à côte avec la simplicité, l’enjouement, et dans la musique, un mélange continuel des deux styles qui chez la plupart des virtuoses semblent s’exclure. Il y faudrait toutes les aptitudes d’une comédienne consommée unies au double ascendant d’une voix à la fois puissante et légère, pathétique et pourtant toujours prête aux évolutions chromatiques les plus brillantes. Des fusées de notes, des points d’orgue, ce que la vocalisation italienne a de plus lancé, succédant, comme dans les couplets du troisième acte, à cette période si ample, si émue de la première romance en mi majeur, servant de prélude aux solennelles mélopées du trio final ! Aussi l’idéal du personnage ne fut-il peut-être jamais atteint que par Jenny Lind, la virginale apparition des premiers jours, qui seule un moment, au physique comme au moral, en posséda toutes les cordes. Vocaliste agréable et correcte, Mme Dorus, qui chez nous créa le rôle avec une simplicité pleine de charme, y manquait pourtant d’autorité dans les passages dramatiques, et Mlle Falcon, à peine au sortir du Conservatoire, abordant ce caractère comme Mlle Mauduit fait aujourd’hui, sans avoir eu le temps de se reconnaître, y brûlait d’une flamme trop académique. Quant à la Schroeder-Devrient, sublime dans le duo avec Bertram au pied de la croix, pour ne citer qu’un exemple, elle faisait entièrement disparaître l’humble jeune fille sous l’héroïne envoyée de Dieu ; elle ne figurait pas, elle transfigurait le personnage.

J’avoue que pour ma part j’aime beaucoup les débuts à l’Opéra, pourvu qu’ils soient sérieux. Les débuts ont cela d’excellent qu’ils remettent en lumière certains ouvrages du grand répertoire sur lesquels il est toujours bon de revenir quand on les a quelque temps perdus de vue. L’expérience a ses dangers, tous les chefs-d’œuvre n’y résistent pas. Nous le savions si bien que nous redoutions presque l’impression nouvelle qu’à distance allait produire sur nous ce fameux Robert le Diable. La défiance était exagérée, et nous aurions pu nous en épargner le souci, car le chef-d’œuvre tient, et malgré le temps, malgré les variations climatériques qui depuis le jour de son avènement ont tant ébranlé l’atmosphère, il demeure ferme et carré