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brun que l’on a qualifiée du nom un peu effrayant de Panthère noire…

J’écoutais, sans y rien comprendre, le dialogue des deux sœurs. Une seule chose me semblait intelligible, c’est que Mlle Trégoref voulait connaître tous ceux qui habitaient le pays à quinze lieues à la ronde ; mais pourquoi Mme Legoyen s’était-elle opposée de toutes ses forces à cette excursion vers La Marsaulaie ? Elle craignait sans doute de se compromettre en faisant visite à des gens dont on venait de se moquer chez elle. Pendant que je cherchais le mot de cette énigme, la voiture cessa de trotter ; nous abordions un sentier tortueux, semé de gros cailloux qui lançaient des éclairs sous les pieds des chevaux : on eût dit l’entrée de la Sierra-Morena. Parfois les arbres du chemin inclinaient leurs branches sur nos têtes comme pour nous arrêter dans notre marche, et nous étions obligés de nous baisser pour nous soustraire à leur atteinte. Après vingt minutes d’une ascension pénible et lente, Jean s’arrêta : nous étions devant une porte en forme de poterne, qui se composait d’une voûte basse flanquée de deux tourelles entièrement couvertes de lierre. Quand nous eûmes mis pied à terre, Jean releva les basques de sa veste, s’assit sur une pierre et alluma une pipe, ce qu’il n’eût jamais osé faire à l’entrée d’un logis quelque peu respectable. Nous voilà donc suivant à pied une longue avenue de châtaigniers deux fois séculaires, mutilés et creux pour la plupart ; une touffe de mousse et un léger exhaussement du sol marquaient la place et comme le tombeau de ceux que le temps avait détruits. On eût dit une savane, c’est vrai ; mais dans ce parc abandonné aux caprices de la nature quels joyeux chants d’oiseaux ! Dans ces allées rarement foulées, combien de fleurs souriantes, au parfum pénétrant, qu’on eût en vain cherchées dans les pelouses des châteaux modernes ! Çà et là, l’ombrelle de Mme Legoyen heurtait une ronce qui grinçait sur la soie ; les amples volans de Mlle Trégoref s’accrochaient aux buissons épineux, et il fallait faire halte pour la dégager. Cependant nous avancions en silence, en proie à cette émotion singulière que causent les habitations anciennes et désertes. Devant nous se dressait la sombre façade du château avec ses clochetons aigus, ses hautes cheminées et ses douves profondes, d’où surgissaient des joncs dans lesquels la brise passait en gémissant. Autour de ce vieux logis, si triste en apparence, tournoyaient avec des cris perçans des centaines de martinets, et les hirondelles au vol si doux abritaient leur couvée dans l’ogive des fenêtres.

— Eh bien ! dit Mme Legoyen, il paraît qu’il n’y a personne dans ce château ; prends garde, Emma : s’il allait sortir du fond de cette tonnelle quelque gros chien !