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Mme Legoyen me firent un peu réfléchir. Pour rester dans mon rôle de prétendant à la main de Mlle Trégoref, je devais donc me résigner à être comme tout le monde, à me montrer autre que je ne suis, à comprimer mes instincts, a dissimuler mes impressions. Cette perspective ne laissait pas de m’effrayer un peu, et j’éprouvais comme un vague regret de cette liberté que j’allais abdiquer. O inconstance de l’esprit humain ! combien de fois, dans les circonstances périlleuses de mes pérégrinations hardies, n’avais-je pas souhaité avec ardeur ce repos qui s’offrait à moi, cette vie calme et réglée dans laquelle tout me conviait à entrer ! Et parce qu’il fallait me contraindre durant quelques semaines, je sentais mes résolutions chanceler ! Ne pouvais-je donc, pour mériter d’être l’époux d’Emma, me soumettre à ces épreuves passagères qui m’étaient imposées ? Comme je me livrais à ces pensées, j’entendis monter jusqu’à moi la voix de Mlle Trégoref, qui chantait en s’accompagnant sur le piano. Que se passe-t-il dans le cœur de cette jeune fille ? me demandai-je en prêtant l’oreille : est-ce une leçon qu’elle répète, ou bien un sentiment qu’elle exprime ?… Qu’importe après tout ? elle est jolie. Confinée au fond d’une province, tenue en tutelle par sa sœur aînée, elle a vécu de cette vie étroite et mesquine qui ne permet pas à l’esprit de se développer librement. C’est à moi de l’initier à ce monde de l’imagination qui est demeuré jusqu’ici fermé pour elle, et quand je l’aurai mise de mon parti, nous triompherons aisément du formalisme de Mme Legoyen.

Ainsi raisonnais-je dans mon inexpérience, et je m’efforçai de me rendre agréable à mes hôtes sans oublier de me montrer assidu auprès d’Emma. Tout allait au mieux, et je commençais à me féliciter de mon séjour à La Ribaudaie, lorsqu’il prit fantaisie à mon cousin Legoyen de donner un grand dîner en mon honneur. Oh ! que je l’en aurais bien dispensé ! Tous les notables de l’arrondissement étaient conviés. Il me fallut essuyer une bordée de questions inattendues qui pleuvaient sur moi de tous côtés. J’essayai de prendre part à la conversation qui s’engageait autour de la table ; mais cette conversation s’égrenait en menus propos d’une telle ténuité que je ne pouvais en suivre le fil. Ce n’était pas que les conviés manquassent d’esprit ni d’instruction ; les dames me parurent fort aimables, et elles étaient parfaitement mises, ce qui est une preuve de goût et de bon sens. Eh bien ! cette réunion de gens doués d’intelligence et bien élevés ne produisit qu’un entretien décousu, haché, en tout point vulgaire, et dont la chronique locale faisait tous les frais. On parla avec beaucoup d’ironie d’un gentilhomme des environs et d’une jeune fille née sous je ne sais quel climat. — Elle est si brune, cette créole, disait une dame au teint