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elle s’est une fois implantée… Il fut un temps, — et ce temps n’est pas loin, — où j’aurais donné la terre de La Ribaudaie pour le plaisir de voguer sur l’un de ces grands navires que vous expédiez vers les mers de Chine…

J’avais été trop loin en parlant ainsi, et je m’en aperçus aussitôt. Emma, un peu effrayée de la vivacité de mon langage, regarda sa sœur, qui, feignant de ne pas prendre au sérieux les paroles que je venais de prononcer, répliqua d’un ton de parfaite indifférence : — Et cela vous a passé tout à coup ?…

— A peu près, répondis-je en balbutiant.

— Allons, allons, dit à son tour M. Legoyen, le cousin Albert est un artiste ; il aime les grandes choses, la grande mer, les grandes passions… Que voulez-vous ? un homme qui n’a pas d’état et qui passe sa vie à rêver est plus sujet à l’exaltation que nous autres négocians… Si vous le voulez, mesdames, nous irons faire un tour dans le parc…

Nous sortîmes tous les quatre ; lorsque nous fûmes arrivés près d’une vaste pièce d’eau sur laquelle une demi-douzaine de saules échevelés pleuraient à l’envi, Mme Legoyen s’approcha de moi, et me prenant à l’écart : — Vraiment, Albert, vous avez des propos qui m’inquiètent.

— Écoutez, lui répondis-je, ne me demandez jamais si j’aime encore ou si je n’aime plus ceci ou cela. Ces questions me déroutent.

— L’an passé, reprit Mme Legoyen, quand nous étions aux bains de mer, vous demeuriez en extase au bord de l’Océan et devant les flots agités ; ma pauvre sœur paraissait tout à fait oubliée…

— Mais la rêverie n’a rien de commun avec les sentimens du cœur…

— Subtilités que tout cela !

— Non, je vous jure…

— Ne jurez pas, Albert. Je crois à votre sincérité, et la loyauté de votre caractère me rassure ; mais avant tout songez à ce que vous êtes venu faire ici. En votre qualité de prétendant à la main de ma sœur, vous devez lui faire la cour et mettre de côté vos sensibilités mélancoliques.

Cela dit, Mme Legoyen ralentit le pas, et bientôt nous fûmes rejoints par son mari, qui donnait le bras à Mlle Trégoref. Celle-ci parut n’avoir pas remarqué le petit à parte qui nous avait tenus éloignés d’elle, sa sœur et moi ; la promenade s’acheva assez gaîment.

Cependant, lorsque je me fus retiré pour prendre du repos dans l’appartement qui m’était destiné, les paroles prononcées par